Elections : sous l’« estrade », la route
Les élections qui viennent et les campagnes électorales qui s’y rattachent vont nous donner mille fois l’occasion d’entendre ou de lire l’antique expression « battre l’estrade », dont Pierre Bénard, toujours respectueux de l’usage et indulgent aux glissements qui composent l’histoire de langue, voudrait tout de même rappeler l’origine et le sens premier.
Revoici la saison des affiches et des urnes, des salles tumultueuses et des petits comptes fiévreux, nous revoici plongés dans les émotions d’une campagne électorale. Et voici que court de nouveau l’expression « battre l’estrade », dans le sens de faire des discours, de parler en public, avec l’idée que l’« estrade » est une tribune et que la « battre »,
au sens premier, ce serait arpenter le plancher d’une tribune tout en semant pour la multitude promesses, proclamations et professions de foi.
« Battre l’estrade » a du reste une valeur péjorative. Ceux qui usent de cette expression veulent donner une idée un peu défavorable de la prédication politique. L’image de l’estrade fait penser au boniment du charlatan, au baratin de l’arracheur de dents, à l’esbroufe du marchand d’orviétan, à la parade tapageuse du saltimbanque. Le verbe battre concourt à cette évocation : on se représente le saltimbanque, le marchand d’orviétan, le charlatan, l’opérateur forain tapant des pieds sur son perchoir, trépignant, tressautant pour capter l’attention.
Tout cela repose sur une méprise.
Dans cette vieille expression «battre l’estrade», en effet, «l’estrade» n’est pas une tribune, l’ «estrade», en vérité, n’est pas une estrade.
En vieux français (et « battre l’estrade », c’est bien du vieux français), en vieux français une « estrade » est un chemin empierré, une route. « Battre l’estrade », c’est courir les routes. L’expression est d’abord du domaine militaire. Les cavaliers que l’on envoyait « battre
l’estrade », on ne leur donnait pas pour mission de monter sur des tréteaux en plein air pour faire la réclame de je ne sais quel baume, comme Mondor ou comme Tabarin sur leur théâtre de la place Dauphine. On les lançait, ces cavaliers, à la découverte, à l’aventure, en éclaireurs,
en exploration, en observation, en mission d’espionnage. Les « estrades » que ces hommes « battaient » (comme on dit ou comme on disait « battre le pavé », « battre la campagne »), c'étaient les chemins plus ou moins bien pavés, dallés ou cailloutés qu’ils suivaient en quête d’informations à rapporter au capitaine. « Battre l’estrade », c’est donc à l'origine errer, prospecter, espionner, tâter le terrain, se renseigner, aller et venir, voir du pays. Ce n’est pas faire des discours, monter sur des tribunes, bien réelles ou imaginaires, ce n’est pas faire de la propagande.
Ce mot « estrade » d’où naît le glissement de sens vient du latin « strata », forme du verbe « sternere », qui veut dire étendre. « Estrade » voulant dire route a même étymologie qu’ « estrade » signifiant plancher, plate-forme, tribune. Il n’empêche que dans « battre l’estrade », « estrade » n’est ni tribune, ni plancher, ni plate-forme, mais route. Plus anciennement, le français usait du mot « estrée », qui vit encore, sous des formes diverses, dans un nombre infini de toponymes : Estrée-Blanche, Estrées-en-Chaussée, Estrées-Saint-Denis, et même, dans le Rhône, Létra ... Pour relever tous ces noms il faudrait un volume.
Vous pensez bien que je n’ai rien contre ce glissement de sens. Je tiens seulement à le signaler. D’ailleurs, j’en prends mon parti d’autant plus facilement que « battre l'estrade » est du registre militaire et que l'on parle, précisément, de « campagne électorale ». En outre, pour se rendre à leurs réunions publiques, nos hommes politiques empruntent souvent la route. Pour « battre l’estrade » ils « battent l’estrade ». Le hasard sémantique, ici, fait bien les choses.
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