Le mauvais « gény » des mots
Que faire lorsque tout ce qui nous entoure, du journal du matin au menu du dîner, comporte des fautes d’orthographe ? Il faut s’en remettre à Pierre Bénard bien sûr ! Luttez contre ces erreurs insidieuses qui s’infiltrent dans votre quotidien avec cette nouvelle émission qui fustige, entre autres, cette manie de mettre des Y partout...
_ Dans un récit de Fermé la nuit intitulé « La nuit de Babylone » (et où il s’agit de Paris), Paul Morand met en scène une délicieuse Denyse (Denyse avec « y ») qui ne se contente pas d’enrichir d’un « y » son prénom, qui met des « y » partout. C’est ainsi qu’elle parle de la « Savoy » (v-o-y) et de la « Normandy » (d-y). « Souvenirs d’hôtels », commente ironiquement le narrateur, ladite Denyse ayant sans doute, dans une vie plutôt dissipée, fréquenté les hôtels de luxe où l’amenaient des liaisons fructueuses. Les noms flamboyants de ces établissements se sont ainsi gravés dans son esprit avec leur orthographe anglaise. Enfant, elle devait écrire correctement « Savoie » et « Normandie ». L’expérience de la vie l’en éloigna.
La prolifération de la forme anglaise des mots détermine de véritables ravages dans l’orthographe. Quiconque a éclusé des masses de copies d’examen connaît le fléau de la terminaison en « ic » se substituant à « i-q-u-e » et produisant, jusque dans les meilleurs devoirs, des « technic » (i-c), « unic » (i-c), « astronomic » (i-c), « métaphysic » (i-c), « economic » (i-c), « comic » (i-c). La liste remplirait un volume.
C’est le résultat, en grande partie, du prestige de l’anglais, qui ne date pas d’hier, dans les trouvailles du commerce et de la publicité. Mais la pratique habituelle de l’anglais peut jouer, notamment dans les professions où l’on a constamment sous les yeux des textes écrits dans cette langue. À la une d’un de nos principaux journaux, on lisait l’autre soir « objet » écrit « object » (c-t), et je veux croire que l’anglais « object » était à l’origine de la méprise.
Ici, il me tente fort de placer mon refrain sur l’insuffisante correction de la presse française, qui nous régale quotidiennement de bourdes et de pataquès. On rêve de voir revenir les temps point si lointains où les journaux se lisaient de la première page à la dernière sans qu’on eût une seule fois occasion de sourciller.
En vérité, on a quelque mérite, de nos jours, à conserver le sens de l’orthographe. Devant tant de fautes harcelantes, obsédantes, insistantes, triomphantes, ont est un peu comme saint Antoine qu’assiège la procession de ses tentations. À force de lire « moules marinières » avec un s à « marinière », ne risque-t-on pas d’oublier qu’il s’agit de moules « à la marinière », « à la mode marinière », et que la marque du pluriel à « marinière » est pour cette raison déplacée ? Pire, le restaurateur qui se garde de la faute, qui laisse donc « marinière » au singulier, s’expose à ce que des clients, faux savants et vrais insolents, l’invitent à accorder « marinière » avec « moules », à mettre l’s qu’il s’est très justement abstenu d’écrire ! Ce n’est plus, ici, la vertu qui est tentée. C’est la vertu qui est tancée !
Je parle de saint Antoine et de sa tentation, mais il y a bien quelque chose de diabolique dans ces vicissitudes de l’orthographe, comme une malice grimaçante et sulfureuse qui appellerait le pinceau d’un Jérôme Bosch. On voit constamment piétinée l’obligation d’accord du participe passé. On lit constamment des choses comme « Ceux qui nous ont
précédé » sans s à « précédé ». Mais, par une inconséquence bien singulière, l’accord que l’on ignore quand il faudrait le faire, on le fera, en revanche, quand il n’y a pas lieu, et les mêmes qui omettent tous les accords obligatoires se hâteront d’appliquer la règle... là où elle ne s’applique pas. On lit ainsi, très fréquemment, des choses comme « Les années se sont succédées », avec es à « succédées », alors que l’on est dans un cas de complément d’objet indirect (« Les années ne « succèdent » pas « les années », mais « succèdent aux années »), là où l’accord en genre et en nombre est proscrit. Proscrit, et non prescrit.
Il y a du vice là-dedans. Il est certes amusant de tortiller la langue, de déformer les mots, d’inventer des graphies monstrueuses, de faire exprès des fautes (qui, en cela, n’en sont plus, ou plus exactement, ne sont plus des fautes d’orthographe mais des fautes contre l’orthographe). Qu’un groupe de rap, se dénomme « Sexion d’assaut », avec le son « ks » noté non par « ct » mais par « x », comme dans « sexe », j’y vois un jeu plaisant, une audace croustillante, je suis capable de goûter ce croche-patte à l’orthographe. La vie est trop triste, n’est-ce pas, pour que l’on s’interdise toute licence, et les familiarités prises avec le langage, de Rabelais à Raymond Queneau, ne sont pas les moins délectables. Mais cette médaille a son revers. Combien de fautes d’orthographe naissent et naîtront de cette graphie multipliée à l’infini par la publicité ! C’est là que l’on pourrait soutenir qu’une faute voulue devient une faute contre la langue, parce qu’elle concourt au colossal phénomène de perte de l’orthographe qu’il serait bien vain de vouloir nier par des discours lénifiants.
Je parlais tout à l’heure de Paul Morand et de « La nuit de Babylone ». Essayer, avec bonne humeur et sans condamnation, de lutter pour une langue correcte, c’est batailler contre la nuit, contre l’obscurité de la tour de Babel.
Pierre Bénard
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