Nouveau ! la chronique « Faut-il le dire ? » de Pierre Bénard
Le sort réservé au corps d’Oussama Ben Laden en aura choqué plus d’un. Et tout particulièrement Pierre Bénard, meurtri par les barbarismes qu’a engendrés cette pratique funéraire. Ce défenseur de la langue française, docteur ès lettres, chroniqueur de langue au Figaro pendant dix ans, et notamment auteur d’« Au nord du grand canal », revient avec nous sur cet idiotisme journalistique que l’on ose à peine prononcer : « inhumé en mer ».
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Au début du mois de mai 2011, un événement considérable a donné lieu, dans les dépêches et les journaux, à de curieuses formulations. Pour dire que la dépouille de l’homme qu’on avait tué avait été livrée aux profondeurs de la mer, on a parlé d’un corps « inhumé dans la mer » et d’autres fois d’un corps « enterré dans la mer ». Dans « inhumer » il y a « terre » (« humus ») de sorte que la faute est dans les deux cas exactement la même, simplement plus voyante, plus criante encore dans « enterré dans la mer ». Mettre en terre un cadavre quand cette terre est ... la mer, c’est, au sens propre, chaotique, c’est revenir à ce « khaos » des Grecs, qui désigne la masse confuse des éléments répandue dans l’espace. Beau succès que je n’ose dire... posthume, pour celui qui avait juré de jeter le monde dans les plus violentes perturbations.
Le fait est qu’il y eut, pour dire l’événement, du tangage dans le vocabulaire. J’ai vu le même communiqué porter « enterré dans la mer » en titre et « inhumé dans la mer » dans le texte. Chez les rédacteurs, l’hésitation, le malaise étaient, comme on aime à dire, « palpables ». Ce cadavre, au lieu de le mettre en terre, on l’avait plongé dans la mer. Comment le dire ?
Mais justement ! On pouvait écrire qu’on l’avait « plongé dans la mer ». J’entends d’ici l’objection. « Plongé dans la mer », cela fait penser au joyeux plongeon de la piscine, cela manque fâcheusement de gravité, de simple dignité... Peut-être, encore qu’il y ait des expressions comme « plonger dans l’abîme », « plongé dans le malheur », qui ne sont pas d’une couleur si souriante.
Si « plongé » ne sied pas, il y a « précipiter ». « Le corps a été précipité dans la mer ». Ici encore, je devine l’objection. C’est littéraire et descriptif. En employant « précipiter », on ne rend pas compte d’un fait, on le peint, et dans un style très soutenu qui n’est pas celui de la communication.
Soit ! Étions-nous donc condamnés au choix navrant d’ « inhumé dans la mer » ou « enterré dans la mer » ? Et tous ceux qui employèrent ces expressions déconcertantes ont-ils comme excuse, en fin de compte, l’impossibilité de mieux faire ?
On sentit bien, au fil des heures, que l’ « inhumé dans la mer », l’ « enterré dans la mer » heurtaient, donnaient à réfléchir, produisaient des grincements, provoquaient des cogitations. Et l’on vit apparaître, on vit émerger, si j’ose dire, l’emploi du verbe « immerger » : le corps, nous apprit-on, a été « immergé dans la mer ».
On évitait, cette fois, l’absurdité et la contradiction interne d’ « inhumé dans la mer » et d’ « enterré dans la mer ». Venant d’ « immergere », formé sur « mergere » et signifiant en latin « plonger », « noyer », « immerger » n’est pas mal, d’autant qu’ « immerger » peut vouloir dire justement, dans un emploi particulier de ce verbe, « laisser tomber dans la mer », notamment pour un matelot mort en cours de route : mais dans ces conditions, « dans la mer » ne s’imposait pas, à moins que l’on ne précisât, en complément, le nom de celle-ci.
Au passage, vous aurez remarqué que j’ai cité le verbe « noyer ». Ne pouvait-on pas s’en servir et dire, tout bonnement, « noyé dans la mer » ? Il y avait bien une autre ressource, d’autant que les choses ne se firent pas, à croire ce que l’on nous a rapporté, sans quelques formes religieuses. Formes qui ne permettaient pas l’emploi d’une expression (notez qu’elle ne m’était même pas venue à la pensée) comme « jeté à la mer ». Ce corps n’a pas été « jeté à la mer ». En revanche, je crois bien que l’on aurait pu dire (et sans doute l’a-t-on fait mille fois) que ce cadavre a été « enseveli dans la mer ».
Contrairement à ce que se figurent beaucoup de gens, « ensevelir » n’a pas pour sens propre, uniquement, celui d’ « envelopper un corps dans un linceul ». Du latin « sepelio », qui signifie « cacher », « recouvrir » et, de là, « mettre au tombeau », qui a pour participe passé « sepultus » - d’où « sepultura », sépulture - « enseveli », « enseveli dans la mer » m’apparaît, plus j’y pense, comme la meilleure des solutions à ce petit problème de langue. Parmi les sens du latin « sepelio, sepelire », on trouve celui de « faire disparaître d’une manière quelconque les restes des morts ». À quoi s’ajoute pour nous, attachée à ce verbe, une connotation religieuse, une idée de cérémonie, de rites, même sommaires. La grande objection que l’on pourrait me faire, c’est qu’ « ensevelir » n’a le sens d’ « enterrer » et, plus largement, de « mettre au tombeau » (ce qui inclut une sépulture marine) que dans le style élevé. C’était déjà vrai au temps de Littré. Alors, vous pensez bien, de nos jours !
Il n’importe. J’ai choisi « enseveli » et je m’y tiens. A tout prendre, j’aurais préféré dix fois lire et entendre « enseveli dans la mer » qu’ « enterré dans la mer ».
Là-dessus, je me tais, craignant déjà de vous avoir plongé, noyé, jeté, enseveli dans l’ennui.
Pierre Bénard.
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