Renarcissisez-vous !
On invitait récemment une personne politique éprouvée par trop de déboires (la vie publique en est pavée) à se « renarcissiser ». Charmé d’apprendre un mot nouveau, Pierre Bénard s’en saisit comme d’un exemple entre mille autres d’une tendance lourde, comme on dit : l’envahissement de la langue de tous les jours par les termes savants de la psychologie.
« Renarcissisez-vous ! » A mon avis, ce n’est rien d’autre qu’une invitation à reprendre confiance en soi. Mais « renarcissiser » vous a une autre allure. Cela a de l’éclat, du poids, de l’étoffe. Il faut en convenir, « renarcissiser » a du jus. Ne me faites pas dire tout de même que « renarcissiser » a du style et que c’est un verbe qui sonne bien. Qui sonne chic, oui. Bien, non.
Il est, en somme, heureux que l’imparfait du subjonctif soit tombé aux oubliettes. Imaginez à quoi, ainsi, nous échappons : « Il serait souhaitable, après ces lourds revers qui ont atteint votre ego, que vous vous renarcissisassiez ».
Ah ! L’ego, vous avez remarqué combien il sévit, lui aussi. Plus question de dire d’une personne qu’elle est fate, suffisante, trop fière, bouffie d’orgueil, qu’elle est remplie d’elle-même, qu’elle se croit sortie de la cuisse de Jupiter. Ou bien ce sera « Elle s’y croit », ou, plus moderne, « Elle se la joue ». Ou bien ce sera le pédantesque « ego surdimensionné ». Si encore on parlait d’ « ego trop grand, trop large, trop vaste, trop épanoui »… Mais il faut que l’on aggrave tout par ce disgracieux « surdimensionné ». Pire : « hypertrophié » !
Narcisse et l’ego sortent tout droit non de la cuisse de Jupiter mais d’un goût prononcé pour le langage des psy, que l’on n’a plus le courage d’appeler psychiatres, alors que par une vaillance inverse on emploie « surdimensionné » (cinq syllabes au moins) de préférence à « trop grand » (deux) …
Et je n’ai pas encore parlé de « schizophrène », de « parano », du « ressenti », de la « libido », de « culpabiliser » et du « délire », prodigué en toute occasion dans le fameux « C’est quoi c’délire ? » Pensez aussi à « mégalo », à « hystérique », à « empathie » qui fait tellement plus docte que « sympathie », au « vécu », tellement répandu … J’arrête là mon amoncellement.
Les spécialistes ont un langage, qu’on appelle plaisamment « jargon », mais qui correspond en principe à des notions précises, pointues, que ces usages courants ignorent.
Je sais bien qu’il en est ainsi depuis toujours, dans ce domaine comme dans bien d’autres, que c’est par un premier abus que naquirent des emplois qui ne gênent plus personne : la « psychologie » d’une personne, au sens de son caractère, et le mot « sympathie » lui-même, tel qu’on en use lorsque l’on dit qu’on éprouve de la sympathie pour son voisin.
Mais laissez-moi conclure que c’est trop, aujourd’hui, d’emprunts au dictionnaire de la science de l’esprit. Si je veux dire qu’une amoureuse, par passion, perd le bon sens et s’humilie, dispensez-moi de l’exprimer en évoquant une « libido » qui la rend « parano » et l’incite à fouler au pied tout son « ego ». Si quelqu’un traverse une période d’abattement, attendons un peu avant de déplorer un « état dépressif ». Si l’on est stupéfait, consterné, sous le coup, on est peut-être encore loin d’un … « état de choc ».
Pierre Bénard.
Écoutez la Chronique Faut-il le dire de Pierre Bénard sur Canal Académie
Découvrez les richesses insoupçonnées de la langue française sur Canal Académie.