Alambic : à distiller, sans alambiquer !
Comment dire « le vase de distillation » en arabe ? Al anbiq. C’est probablement par l’intermédiaire du latin médiéval des alchimistes qu’au XIIe et au XIIIe siècle le mot alambic, d’origine arabe, prit souche dans la langue française. Comme pour beaucoup de mots savants, il faudrait cependant pour être complet remonter au grec, ici ambix, désignant la coupe dont les bords sont rapprochés et ce faisant, donc, un vase à distiller.
L’alambic défini par l’Académie comme « l’appareil servant à la distillation » est tout d’abord « constitué principalement d’une chaudière », ou cucurbite – un joli mot qui désigne au départ une courge… C’est en effet par analogie avec la forme de ce légume qu’on a ainsi appelé cette partie de l’alambic renfermant la matière à distiller. Ladite cucurbite est « surmontée d’un chapiteau par où s’échappent les vapeurs qui vont ensuite se condenser dans le serpentin ». Comme son nom le laisse deviner, ce dernier n’est autre qu’un tube qui s’enroule sur lui-même pour être le plus long possible, puisqu’il s’agit en vérité d’un lieu d’échange thermique permettant la condensation des vapeurs, le tout aboutissant à un goutte-à-goutte ou à un filet continu d’alcool, tout au bout du serpentin.
On doit sans doute à Émile Zola avec L’Assommoir (1877) la description la plus fascinante et la plus terrifiante à la fois de cet objet complexe, serpentiforme, d’où suinte l’alcool, et cela à travers le regard de l’ouvrier zingueur Coupeau. Ce dernier, bon ouvrier au départ, est, comme on le sait, peu à peu corrompu par l’alcool qu’il absorbe au fond des assommoirs, « débits de boisson de dernière catégorie » dixit le Petit Larousse illustré. L’alambic, c’est alors le diable : « La curiosité de la maison était, au fond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, dans une cour vitrée, l’appareil à distiller que les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols, des serpentins descendaient sous terre, une cuisine du diable devant laquelle venaient rêver les ouvriers soûlards. »
Mais de l’alambic sort aussi, suavement, pour les personnes sachant se modérer, des alcools qui font notre réputation, quelque précieux armagnac par exemple que J. de Pesquidoux nous décrit avec une émotion qui fleure bon le terroir dans son Livre de raison (1925) : « On sait que l’affaire capitale en Armagnac est de brûler, de distiller son vin. Or le premier voisin passe pour dégustateur-né. » Un voisin mis en effet à contribution : « Dès que le fin filet blanc parfumé coule de l’alambic, tiède encore du feu éprouvé, on met des châtaignes sous la cendre, et on galope pour le chercher. » Heureux voisin !
Qu’il soit de verre, de cuivre ou de terre, l’alambic reste assurément un objet de forme complexe, en définitive chargé de mystère, et il n’est pas étonnant qu’il ait été vite objet de métaphores. Ainsi, disait-on encore au XIXe siècle de manière courante qu’un raisonnement était tiré à l’alambic, lorsqu’il paraissait trop compliqué, Pierre Larousse évoquera aussi une « poésie à l’alambic » lorsqu’elle se faisait trop hermétique. Enfin, passer une affaire, un texte à l’alambic, c’est bien l’examiner très soigneusement, en distillant l’information, en l’interprétant subtilement. À Marcel Proust de rappeler, cité dans le Grand Larousse de la langue française, lorsqu’il évoque son personnage, Bergotte, qu’il s’agissait « d’un esprit des plus confus, alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de phébus ». Parler phebus, c’était en effet au XVIIe siècle, choisir un style affecté, Phoebus étant le surnom d’Apollon, cité alors à tout propos en poésie.
En définitive, de deux alambiqueurs, celui qui garantit le fonctionnement de l’alambic pour un alcool précieux, ou même un médicament, ou celui qui raisonne à l’excès, « l’alambiqueur de phrases », faussement spirituel, choisissons le premier, en rappelant « sans alambiquer », qu’en matière spiritueuse la modération est synonyme de plaisir délicat. À distiller bien sûr !
Texte de Jean Pruvost.
Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise. Il y enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire. Et chaque année, il organise la Journée Internationale des Dictionnaires.
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