Amendement et abrogation
Amendement est un mot à méandres où naviguer avec Jean Pruvost est rassurant ! Quant à abrogation, il est de la même famille que corvée et rogaton, tout un programme. Heureusement que notre chroniqueur répond à nos inter-rogations...
L’amendement et ses méandres…
Premier méandre : infléchir son attitude morale ou religieuse. « Jamais cheval ni méchant homme n’amenda pour aller (pour avoir été) à Rome », rappelle l’Académie (1694). Tiré du latin menda, faute, le verbe emendare, améliorer mais aussi punir, est à l’origine de l’amendement en tant qu’amélioration d’une personne : « La vraie expiation c’est l’amendement », déclare Amiel dans son Journal intime (1866). Et si le regret de la faute est insuffisant, on aidera le pécheur : « De l’avis de tous les moralistes, la peine doit être telle qu’elle procure l’amendement du coupable », souligne Proudhon, cité par Larousse en 1866.
Deuxième méandre : assouplir les rigueurs d’une terre ingrate. « Un tumulus d’amendement fait de couches alternées de fumier et de fine terre de Mutigny, projetait une ombre carrée où le chemineau tenté s’assit » : telle est la peinture brossée par Pierre Hamp en 1909 dans Le Vin de Champagne. Et le poète Rosset d’ajouter : « Si l’herbe éclot plus rare et fleurit tristement, Vous répandez sur elle un riche amendement. » Ainsi, Benjamin Franklin, convaincu que le plâtre représentait un bon amendement, en répandit sur un champ de trèfles en traçant le mot : le trèfle poussant alors plus haut à cet endroit lui donna raison.
Troisième méandre : tenter de modifier un texte juridique, un projet, soumis à une assemblée. Ce sens particulier entrera dans la langue française en 1778 sous la forme d’un emprunt à l’anglais, amendment, récupérant bientôt l’orthographe française et ce, dès 1789, avec le droit d’amendement bien réel dans l’Assemblée constituante.
Et pour finir, un aveu : méandre, tire son nom d’une rivière sinueuse d’Asie mineure, et n’est là qu’en tant que délicieux anagramme d’« amender ».
De l’abrogation, du rogaton et de la corvée
Si l’on consulte le Dictionnaire étymologique du français (1979) de Jacqueline Picoche, on constate qu’en face des mots abrogation, abroger, une flèche renvoie au mot « corvée ». C’est qu’effectivement, l’abrogation est de même famille étymologique : tout vient d’un verbe latin, rogare, désignant le fait d’interroger. D’où la rogation, c’est-à-dire la demande de quelque chose, puis, usant du privatif ab-, abrogatio, le fait d’en demander la suppression, donc d’en enlever le crédit.
Quel lien établir alors avec la corvée ? Ce dernier mot vient de corrogare, demander avec insistance et à plusieurs personnes réunies (co-) un service. Les corvées seigneuriales ou royales, récurer les douves du château par exemple, représentèrent hélas un service exigé, vite insupportable. Elles furent donc abrogées en 1787 par Calonne qui les transforma en taxes…
Quant à la rogation, qui désignait un projet de loi présenté au peuple de Rome pour lui en demander l’approbation, elle ne survécut pas au droit romain, ce qui est peut-être regrettable. Le pluriel résista cependant avec les rogations qui, dans la liturgie catholique, s’assimilent aux processions destinées à attirer la bénédiction divine.
C’est à saint Mamert (ne pas oublier le t) qu’on les doit, à la suite des calamités naturelles ayant ravagé le Dauphiné. Pour rester en bonne étymologie, quand un texte suscite des rogations, puis des inter-rogations, donc des demandes d’explications entre les uns et les autres (inter-), on peut en arriver au « rogaton », définissant l’humble requête, le petit reste donné au mendiant, ou à l’abrogation, sans dérogation…
Jean Pruvost est professeur des universités à l’Université de Cergy-Pontoise, où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.
Retrouvez ,