En faire un formage ou un fromage ?
Pour faire deviner l’expression « en faire un fromage », évoquer Maître Corbeau, un aliment gras et le fait qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat devrait suffire. Les expressions avec les aliments sont nombreuses, de la « fin des haricots » aux « choux gras » en passant par "le beurre dans les épinards" mais puisqu’il s’agit de Maître Corbeau, « tenant en son bec »… bien sûr un fromage, comme nous le rappelle La Fontaine, on devine rapidement qu’il faudrait éviter d’en faire un fromage. Mais le mot fromage a bien d’autres sens aussi ! Le conteur de cette étymologie est bien sûr notre lexicologue, Jean Pruvost, à déguster sans modération !
Ne pas en faire tout un fromage : en d’autres termes, il ne faut pas grossir exagérément l’importance de l’événement dont on parle, « il n’y a pas de quoi fouetter un chat », « n’en faisons pas tout un plat » ! surtout si c’est « entre la poire et le fromage »…
Il est vrai qu’en citadin que nous sommes, habitués à acheter notre fromage tout emballé, on en oublierait presque que faire un fromage, c’est partir de quelque chose de liquide, le lait, pour finir avec quelque chose de solide ou presque. On passe en somme d’un liquide informe à une forme précise et à un volume.
Commençons par la forme, c’est bien le mot qui convient, parce que le mot fromage est justement la déformation du mot formage, c’est-à-dire ce qui a été coulé dans une forme.
On a d’ailleurs encore la trace de cette origine dans la fourme, la fourme de Saint-Flour ou d’Ambert, un excellent formage comme on disait donc au Moyen Âge. Et si le pâté de tête s’appelle aussi fromage de tête, c’est pour la même raison, il s’agissait au départ du formage du pâté, de sa mise en forme.
Attenion au jeu de jupe !
Mais le fromage, c’est aussi ce qui prend du volume, et là on ne peut s’empêcher de penser à une expression qu’utilisent les petites filles et qui est entrée dans les dictionnaires, le Trésor de la langue française par exemple. Les dames s’en souviennent peut-être : « faire un fromage », c’était tourner très vite sur soi même, puis « se baisser tout à coup de sorte que la jupe se gonfle et présente une forme ronde comparable à celle d’un fromage ». On peut donc avec une jupe faire un fromage en tout bien tout honneur. Mais attention, un peu plus tard, tout peut se gâter et les jeux de jupe deviennent dangereux. On se range ici prudemment derrière la première édition du Dictionnaire de l’Académie, qui certes était parfois un peu grivoise. Qu’on en juge sur pièce : il est ainsi signalé que si l’on dit « qu’une fille a laissé aller le chat au fromage », il faut comprendre « qu’elle s’est laissée abuser ».
Ce n’est évidemment pas ce sens là qu’il faut retrouver dans les vers plaisants de La Fontaine (Fables VII, 3) évoquant « …un certain rat, las des soins d’ici-bas » qui « Dans un fromage de Hollande Se retira loin du tracas ».
En 1990, Bruno Masure dans son Dictionnaire analphabétique fait ses choux gras de ce « poste officiel aussi intéressant que peu fatigant et bien rémunéré » qu’on désigne donc sous le nom de fromage. Il ajoute alors avec une visible jouissance qu’« on appelle zappeurs-camembert ceux (en général des personnages assez puants) qui postulent à chaque fois qu’un poste de directeur se libère à la télévision ».
On ne quitte évidemment ce type de fromage que lorsqu’on vous met à la rue, mais attention les odeurs persistent, parce que, comme le dit si élégamment Le Breton : « Le frometon reniflait tellement dans la rue qu’il valait mieux pioncer la fenêtre fermée »…
Texte de Jean Pruvost.
Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise. Il y enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire. Et chaque année, il organise la Journée Internationale des Dictionnaires.
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