Billet d’Asie : Malacca, nimbée de mystère, d’histoire et de nostalgie
D’un voyage en Malaisie, Françoise Thibaut nous adresse un billet d’ambiance de cette ville moite à l’atmosphère étrange, surnommée "la Venise de l’est". Découvrez son histoire et ses richesses, ses légendes et ses splendeurs endormies.
En 1935 Francis de Croisset, auteur prolifique et mondain, collaborateur de de Flers, ami de Massenet et de Reynaldo Hahn, publie La dame de Malacca, roman qui fit rêver nos grand mères : exotique et torride, il conte l’histoire d’Audrey, épouse d’un officier britannique en poste à Malacca, dans la lointaine Malaisie, se révoltant contre la rigidité et la sottise de la vie coloniale, s’enfuyant avec un prince malais… Ce livre, introuvable aujourd’hui, est un des rares en langue française, à décrire cette région, et la vie coloniale de la perfide Albion, faisant pendant au flamboyant « chaleur et poussière » de Ruth Prawer Jhabvala.
Malacca, située sur la côte ouest de la Malaisie, est un endroit très particulier, à l’atmosphère étrange, tout nimbée de mystère, de légendes, d’histoire et de nostalgie.
Malacca, reflète à elle seule, toute l’aventure coloniale des européens, de même que celle des chinois amenés là pour y travailler par des princes malais épris de splendeur et d’enrichissement. Le lieu est moite, glauque : une plaine basse, marécageuse, longtemps insalubre, à l’embouchure d’une rivière, permettant de remonter vers l’intérieur pour acheminer ou redescendre des marchandises ; une jungle exubérante, aux fleurs suaves, de petites collines rouges, et vertes, boisées, tertres permettant surveillance et protection, juste à l’embouchure du fameux détroit - qui porte son nom - faisant communiquer le Pacifique et le golfe du Bengale et la côte de l’Inde.
Les Européens se sont battus comme plâtre entre eux, pour avoir cette place commerciale et stratégique, et la ville historique, depuis que Macao a succombé à l’enfer des casinos et de la modernité bétonnée, est la seule au monde à présenter, comme sur un diaporama, toute l’étonnante aventure de ce lieu : Ce sont les Portugais, qui en 1511 se sont, après une brève résistance locale, les premiers installés, sur un promontoire, en retrait de la mer, le long de la rivière ; Barbosa surnomme Malacca « la Venise de l’est » et en 1521 le Duque de Albuquerque y construit une première forteresse, s’alliant avec le prince local qui contrôle le détroit et sa rive opposée : Acché, aujourd’hui en Indonésie. La Compagnie de Jésus s’installe en 1548, édifiant églises et cloîtres : François-Xavier y décède en 1552, et sa dépouille attendra là quelques années, avant d’être transférée à Goa.
La ville rouge
Mais à partir de 1650 les Hollandais mettent 30 ans à déloger leurs prédécesseurs : ils brûlent la forteresse, édifient une ville prospère, « rouge », avec la bénédiction des princes, dont l’enrichissement va de pair avec celui de leurs occupants blonds et roses :
l’or, l’argent, , l’huile de palme, les fruits, les épices, les soieries, les cotonnades, les porcelaines, les rubis de Birmanie, les bois précieux, plus tard l’étain, le latex, transitent dans ce port aux entrepôts débordants : des Chinois sont amenés en masse : encore aujourd’hui la ville chinoise de Malacca est une des plus vastes et des plus intactes de toute l’Asie du sud-est. Les Hollandais dominent la place pendant 112 années, jusqu’à ce que la convoitise anglaise ait raison de leur résistance : En 1795 les Anglais attaquent la place, font sauter la forteresse, profitant de la confusion que la Révolution française crée en Europe ; la lutte durera jusqu’en 1825, malgré les négociations de Vienne. Utilitaristes avant tout, ils transforment les églises en silos à grains, le clocher de l’église saint Paul en phare, agrandissent entrepôts et zones portuaires : Malacca devient la place commerciale la plus importante du sud-est asiatique ; Lord Raffles, « l’inventeur » de Singapour, fait édifier la Maison du Gouverneur (aujourd’hui Musée historique), et Lord Minto multiplie casernements et dortoirs pour coolies.
La Seconde guerre mondiale porte un coup fatal à l’activité de Malacca, de même que l’occupation japonaise, puis l’Indépendance en 1957, les conflits avec Singapour et l’Indonésie qui s’éternisent jusqu’à la décennie 70.
Des merveilles préservées... du moins encore un peu !
La ville s’endort, les quais s’enlisent. Malacca est quelque peu oubliée, ce qui lui permet de rester intacte, avec ses splendeurs passées, ses secrets de princes, ses mystères chinois, son opulence malaise, ses palais clos, sa ville rouge, ses mosquées, ses temples et ses églises, et son petit tertre colonial, témoignage stupéfiant de l’acharnement européen, pour lequel tant d’hommes ont perdu la vie, et enrichi les Empires.
L’oubli relatif, sa mise à l’écart des grands courants du monde, au profit de Singapour, sont finalement une chance pour Malacca : restée telle qu’au début du XXème siècle, elle est unique, précieuse, et à ce titre, elle a été inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2007. Les populations ont, jusqu’à ce jour, échappé au fléau du tourisme de masse, sont restées affables, naturellement accueillantes, honnêtes et paisibles. Hélas, cela ne durera plus longtemps : la Malaisie découvre les charmes du grand tourisme, et le Gouvernement de la Province (la Malaisie est une Fédération), pris de vertige par cette promotion internationale, a entrepris des « adaptations » déroutantes : la citadelle coloniale se retrouve cernée de buildings hideux, d’hôtels gigantesques, cachant la mer, sciant les rafraîchissantes brises nocturnes, détériorant les paysages agrestes : on voudrait copier Singapour dans une soudaine frénésie de consommation et de modernité : un « Mega Mall » de 200 boutiques vient d’être construit au pied de la citadelle : désormais la première chose que l’on y voit, est le M jaune géant sur fond rouge d’un restaurant connu pour ses frites… Est-ce un progrès ?