Lucknow, une cour royale en Inde
Ce n’est pas sur place mais dans le beau Musée Guimet des Arts Asiatiques de Paris que Françoise Thibaut nous emmène. S’y tient - jusqu’au 11 juillet 2011 - un songe oriental peu commun : Lucknow, situé dans l’Etat de l’Uttar Pradesh , au nord de l’Inde, au sud-est de Delhi. Une visite guidée en compagnie d’une globetrotteuse correspondant de l’Institut.
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La ville de Lucknow est surnommée « le Versailles » de l’Inde ; mais c’est un Versailles tragique, dont la période somptueuse et magnifique se situe entre 2 drames : le sac de Delhi en 1739 par le roi iranien Nadir Shah et sa destruction partielle par les troupes britanniques en 1856/57 lors de la révolte des Cipayes. Restent cent vingt années de fêtes, de délires architecturaux et artistiques, dont l’exposition - reprise de celle organisée par le Los Angeles County Museum of Art (LACMA) - témoigne avec élégance et brio .
Vers 1580 l’empereur Moghol Akbar qui règne depuis Delhi sa capitale indienne, établit la province d’Awadh, d’une grande prospérité ; n’oublions pas que l’Inde, déjà à cette époque, représente le quart de la population du monde. Serviteurs zélés, la dynastie des gouverneurs est autorisée à devenir un Royaume au début du 18ème siècle : le Royaume des Nawabs. Le souverain Shuja Al-Daula s’efforce de développer une esthétique autonome, à la fois moghol, perse et occidentale. Commence alors une aventure vers la somptuosité, amplifiée par la tragédie que vit l’empereur Moghol : en 1739 la dévastation de Delhi par le terrible Nadir Shah oblige Alam II à transférer sa capitale, au nord à Faizabad, et au sud-est à Lucknow. Il apporte avec lui artistes, intellectuels, architectes, musiciens et danseuses, graveurs et peintres, toute une cour, et aussi une population d‘artisans, de soldats, de palefreniers, de domestiques : de bourgade rustique, Lucknow, devient capitale des Arts.
Une cité de palais énormes, de bâtiments religieux ou administratifs surgit sur les rives de la rivière Gomti : Lucknow est l’ultime exemple d’architecture moghol, mais teintée d’occidentalisation : les classiques mosquées flirtent avec les palais rococo, les tours à l’anglaise côtoient les minarets. De longs rouleaux d’aquarelles permettent de faire une incertaine promenade au long du fleuve, contemplative, émerveillée de tant d’inattendue splendeur. Plus loin, les photographies d’Antonio Martinelli reconstituent un univers envolé, mais présent par sa beauté exotique et son réalisme monumental.
Il faut pénétrer cet univers sans a priori esthétique, en laissant au vestiaire à la fois son cartable de bon élève occidental et ses connaissances d’esthète orientaliste : Lucknow est un fantasme, une aventure cérébrale et imaginaire qui fait flotter dans l’incertain de l’Art. Les poissons étaient l’emblème des nawabs : alors il y en a partout, sur les portiques, dans les plats d’or ciselés, sur les vêtements brodés, sur les narguilés incrustés, et même les bateaux ont des formes de poissons. On se liquéfie dans cet océan symbolique. Si cela reste profondément oriental, on trouve aussi des lustres de Bohême, des miroirs français, des horloges suisses, des coupoles romaines, tout ce que l‘Europe de l‘époque peut offrir à la curiosité.
La finesse des miniatures, des peintures et aquarelles sur soie ou sur papier a fait la renommée de Lucknow : on en contemple ici de nombreux exemples, ainsi que des objets, des étoffes, des bijoux, des armes, des verreries d’une grande finesse. On est ébloui d’une somptuosité assez proche de nous dans le temps, mais si lointaine dans nos mœurs simplifiées.
La présence et l’influence françaises ont été fortes auprès des nawabs de Lucknow avant que les Britanniques ne mettent définitivement la main sur l’Inde du nord : successivement Louis-Antoine Polier, suisse huguenot d’origine française (et qui mourra français), aux alentours de 1780 et le militaire Jean-Baptiste Eugène Gentil, seront conseillers artistiques et mécènes de l’entreprise royale. Polier constitue une formidable collection de miniatures maintenant dispersée en Europe, alors que Gentil accumule peintures et manuscrits. En 1775 arrive à Lucknow le major général Claude Martin qui construit à partir de 1796 un palais délirant « la Martinière » flanqué de sculptures, de tours et d’appendices, tous plus déroutants les uns que les autres. Tout cela s’éteindra avec le recul de la présence française en Inde, la Révolution et l’Empire et l’inéluctable déclin des trop luxurieux nawabs anéantis par la révolte de 1856.
On quitte l’exposition un peu étourdi, désorienté, assez contrarié de n’avoir point vécu cette aventure, et non sans être resté longuement devant l’ultime pièce que l’on peut contempler avant de partir : un bouclier recouvert d’or, offert par le roi nawab à Edouard VII, que la reine Elisabeth a fort obligeamment sorti de sa collection personnelle : orné de perles et de pierres précieuses, finement sculpté, d’une rondeur parfaite, il ressemble plutôt à un plateau pour les cocktails et on craindrait vraiment de l’abîmer en un combat singulier .
Le Musée Guimet offre avec l’exposition un ensemble remarquable de conférences, de concerts, de ballets, de films et de visites guidées. On peut revoir avec ravissement le beau Joueurs d’échecs de Satyajit Ray (1977) qui se déroule à Lucknow, s’immerger dans le tissage, la cuisine, la musique de l’Inde du nord.
Précipitez-vous, c’est jusqu’au 11 juillet !
Françoise Thibaut
En savoir plus :
Une cour royale en Inde : Lucknow (XVIIIème - XIXèmesiècle)
Du 6 avril au 11 juillet au Musée Guimet
6, place d'Iéna
75116 Paris
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