Réflexions sur l’histoire de la mondialisation
Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI puis gouverneur de la Banque de France, nous livre ses réflexions sur l’histoire de la mondialisation de 1850 à nos jours.
_
Si l’on compare l’intensité des mouvements transfrontières d'avant guerre à celle que nous connaissons depuis 20 ans, on s’aperçoit que la « mondialisation » était, dans l’ensemble, plus avancée qu’elle ne l’est aujourd’hui :
- le stock de capital étranger rapporté au PIB des pays en développement a atteint jusqu’à 30 % en 1914 (le chiffre est aujourd’hui de l’ordre de 20 %) ;
- l’intégration commerciale internationale (exportations de marchandises rapportées au PIB mondial) était certes moins avancée que celle qui existe aujourd’hui (8 % contre 18 %) mais comparable à celle des années 70 ;
- quant à l’immigration, elle était nettement plus importante qu’aujourd’hui (9 millions d’immigrants aux Etats-Unis dans la décennie 1900-1910 contre 7 millions aujourd’hui).
Il en est de même pour le système monétaire international :
L’étalon-or constituait la monnaie internationale dans laquelle se réglaient les transactions transfrontières. Tous les pays (à l’exception de la Chine et de la Perse) étaient liés par un seul étalon monétaire.
De ce fait, beaucoup plus qu’aujourd’hui (où les monnaies nationales prévalent et dont les taux de change fluctuent), le capitalisme était vraiment « global ».
Pourtant, malgré les gains considérables réalisés pendant ces 65 ans en termes d’emplois, de productivité, de croissance économique, et de niveau de vie, le monde a connu des problèmes et des tensions :
- la montée des pouvoirs militaires en Europe, aux Etats-Unis et au Japon, avec l’expansion territoriale et coloniale qu’elle a entraînée, a causé des oppositions, des conflits ethniques et des réactions nationalistes dont on a eu tendance , à l’époque, à sous-estimer le caractère durable
- les problèmes rencontrés par l’agriculture européenne face aux importations à bas prix (en provenance d’Amérique, d’Australie…). L’Europe a eu à faire face à une série de profondes crises agricoles qui ont appauvri ses populations rurales
- par ailleurs, l’importation de denrées à bas coûts provenant des pays « en développement » par les pays « avancés » a conduit à des oppositions à la mondialisation : tendances protectionnistes au Royaume-Uni et en France, abandon de l’étalon-or aux Etats-Unis (1862-1879)…
- enfin, le sentiment « anti-immigration » était assez généralement répandu
Certains pays ont su tirer leur épingle du jeu et rattraper leur niveau de vie, tels que l’Amérique latine, le Canada, l’Australie. L’Afrique aussi a connu un développement notable.
Et pourtant, malgré ce succès, ce monde globalisé s’est effondré en quelques semaines en 1914.
Après la guerre, il avait tenté de restaurer l’ouverture du commerce international. Mais avec la crise économique qui affectait de nombreux pays après la guerre, le protectionnisme devenait de plus en plus tentant. Le monde s’est donc « recompartimentalisé ».
La course aux matières premières s’est intensifiée, les dévaluations compétitives se sont multipliées. Les progrès liés à la mondialisation ont fait place à une baisse du niveau de vie dans nombre d’Etats. La désagrégation du système économique et financier mondial a contribué à l’avènement de la seconde guerre mondiale.
La source fondamentale des difficultés était d’ordre politique :
- l’insistance à faire payer des « réparations » démesurées à l’Allemagne a mis fin à la coopération économique franco-allemande (un de piliers de l’Europe économique d’avant 1914) ;
- le retrait des Etats-Unis du leadership international après 1920 a également affaibli le système (n’oublions pas que les Etats-Unis sont devenus à l’époque le pays dominant en termes industriels, commerciaux, financiers et monétaires).
Mais la cause -politique- essentielle fut sans doute d’ordre interne.
Pendant la période 1850-1914, les élites dirigeantes des grands pays étaient convaincues que l’ordre international était globalement bénéfique et qu’il appartenait aux économies nationales de s’adapter aux contraintes d’un système mondial marqué par la concurrence. Elles ne pensaient pas que c’était au système international de s’adapter aux problèmes nationaux. Ceci signifiait que ces élites acceptaient l’idée que les prix et les salaires -en cas de tension-devaient diminuer dans certains pays pour permettre à la concurrence de s’exercer.
Au XIXème siècle -où la production était le fait de petites entreprises « atomisées » et où le pouvoir syndical était quasi-inexistant-, on a, de fait, connu une grande flexibilité des prix et des salaires. Lorsque la demande de réduisait, les prix et les salaires ne pouvaient que baisser.
On peut ajouter qu’à l’époque, la démocratie, telle que nous la connaissons, était moins avancée qu’aujourd’hui et les modes de gouvernement plus « élitistes » et moins sensibles aux sondages d’opinion.
Mais après la guerre de 1914, les conditions ont changé :
- De grandes firmes sont apparue avec de pouvoirs oligopolistiques en matière de fixation de prix,
- Le syndicalisme s’est développé,
- Les partis agraires se sont formés,
- Les gouvernements ont commencé à légiférer en matière sociale (welfare state) et à pratiquer l’inflation et les déficits budgétaires.
Après la deuxième guerre mondiale, le système de Bretton Woods s’est efforcé de recréer un ordre mondial sur la base :
- d’une libéralisation graduelle du commerce mondial ;
- de l’abandon des pratiques des dévaluations compétitives. Le système, géré par le FMI, fonctionnera bien malgré l’abandon des taux de change fixes en 1971-73.
Puis, la déréglementation des années 80 et la réaction « thatchérienne » contre les excès de l’interventionnisme d’Etat ont conduit à une nouvelle phase de la globalisation, celle que nous connaissons aujourd’hui.
La fin des économies planifiées en 1989 n’a fait qu’accélérer ce processus. La Chine et l’Inde sont désormais intégrées dans le système mondial.