« Musique, que me veux-tu ? » par Gilles Cantagrel : Christoph Graupner
Christoph Graupner est un musicien contemporain de Jean-Sébastien Bach méconnu. Le musicologue Gilles Cantagrel, correspondant de l’Académie des beaux-arts, pour les 250 ans de la mort de ce compositeur, le replace au sein de cette formidable génération de musiciens nés à la fin du XVIIe siècle dont les chefs d’oeuvre illumineront la première moitié du siècle suivant.
Ce Graupner dont le monde musical a célébré en 2010 les deux cent cinquante ans de la mort et que l’on commence seulement à découvrir, m’oblige à nouveau à me poser la question : « Musique, que me veux tu ? » En pleine époque du Baroque, cette musique tranche sur tant de productions bien policées que l’on associe à ce terme. Mais n’est-ce pas là, précisément, une musique typiquement baroque, cultivant la surprise, les mouvements imprévus, et même parfois l’étrange ?
Christoph Graupner appartient à cette formidable génération apparue au firmament de la musique autour de 1685 : un bouquet d’années mythiques puisque que Albinoni naît en 1671, Vivaldi en 1678, Telemann en 1681, Rameau comme Graupner en 1683, puis ce furent Bach, Haendel, et Scarlatti en 1685 et tant d’autres comme Benedetto Marcello en 1686… Toute une génération qui apparaît groupée et qui va donner à la musique ses grands chefs-d’œuvre durant la première moitié du XVIII è siècle. Après quoi la musique changera, comme la pensée, la sensibilité et le goût. Ce sera le préclassicisme et le temps de Haydn et de Mozart.
Sur la vie de Graupner, si attachant et si étonnant, aussi, il n’y a guère matière à récit mouvementé : une carrière parfaitement lisse, qui ressemble à celle de bien d’autres musiciens, une trajectoire sans incident, sans éclats ni faits divers. Natif de la Saxe, il y commence ses études avec les musiciens locaux, mais montrant un talent suffisant pour qu’on l’envoie à Leipzig, à l’école Saint-Thomas – avant le temps où exercera Bach, bien entendu. À Leipzig, il demeurera dix ans, devenant après ses études un collaborateur des cantors Schelle, puis Kuhnau, les prédécesseurs de Bach. Il s’y lie d’amitié avec le jeune et bouillant Telemann, du même âge que lui.
Son premier poste dans la vie professionnelle, il le trouve à Hambourg. Ce sera pour lui et pour sa carrière une étape très importante. Ville libre, la plus importante de toutes les terres germaniques, Hambourg est la cité des orgues et la patrie de l’opéra, entre autres, une métropole musicale. Il y est engagé à l’Opéra, le premier et le plus ancien d’Allemagne, comme claveciniste mais aussi comme compositeur.
Quelques années plus tard, en 1709, le landgrave de Hesse Darmstadt propose à Graupner d’entrer à son service. Le musicien a 26 ans, la situation est enviable et très intéressante, le landgrave aime la musique et entretient un orchestre important. Il accepte, et le destin fait qu’il demeurera à Darmstadt un demi-siècle, jusqu’à la fin de ses jours, au terme d’une vie sans histoires, en effet, si ce n’est que le malheureux musicien finira aveugle. Écrire de la musique à la lueur d’une chandelle fatigue les yeux quand on a noté, copié tant de partitions… Il mourra à 77 ans.
À écouter une page toute simple d’apparence, comme la Sarabande de son ouverture pour viole d’amour, cordes, clavecin et basson en ré mineur, je me repose la question : musique que me veux-tu ? D’où vient cette méditation si poétique, si chantante, si intérieure ? Que dit-elle ? Et cela d’autant que Graupner la confie à un instrument particulièrement apte à cette expression de l’intériorité et peut-être à cette souffrance, la viole d’amour, instrument préféré du landgrave de Hesse Darmstadt qui en jouait lui-même. N’oublions pas qu’en ces temps, les grands de ce monde nourrissaient une passion telle pour la musique qu’ils la pratiquaient eux-mêmes, et parfois avec un réel talent. Je rappelle que la viole d’amour est une sorte de grand alto à sept cordes, avec au dessous du jeu de cordes destinées à l’exécution, un autre jeu de sept autres cordes vibrant par « sympathie », et donnant au son une sorte de mystérieux prolongement harmonique, un halo, une diaprure, quelque chose d’ineffable et propre à l’expression d’une méditation intime.
Mais pour les fêtes et l’apparat, on exécutait des Ouvertures, c'est-à-dire en fait des suites de danses stylisées précédées d’une ouverture majestueuse. Graupner en a laissé environ quatre-vingt dix, pour diverses formations, parfois très originales. Ainsi, une Ouverture en ré mineur pour trois chalumeaux, cordes et continuo, les chalumeaux étant un ancêtre de la clarinette moderne. Une telle pièce fait entendre ce que l’on nommait alors les « caractères de la danse ». La fantaisie, l’imagination y sont à l’opposé de ce côté un peu conventionnel que peut avoir la musique baroque « de consommation », celle qu’il fallait sans cesse produire pour le divertissement des cours.
Une véritable personnalité s’exprime ici, où d’ailleurs j’entends personnellement une influence de la musique française, si appréciée en Europe à côté de l’italienne. C’est qu’en ce temps, on raffolait des manières françaises. Tout souverain, si modeste soit-il, se prenait pour un Louis XV en ses terres, et Versailles était devenu le modèle insurpassable pour toute l’Europe. Rien d’étonnant, donc, à constater l’influence de la France dans la musique comme en d’autres domaines.
Avec le temps, l’intérêt de la position de Graupner à Darmstadt semble néanmoins s’émousser, d’autant qu’il connaît quelques difficultés matérielles à la Cour. Et voici qu’à Leipzig, le cantor Kuhnau, qu’il avait connu jadis, vient de trépasser. Le Conseil municipal envisage tout de suite de faire appel au plus célèbre musicien de l’Allemagne de cette époque, Telemann, que l’on connaissait bien à Leipzig où il avait naguère travaillé et laissé un excellent souvenir. Telemann accepte, mais se dédit ensuite. Bien embarrassé, le Conseil Municipal de Leipzig doit trouver un autre candidat. Et avant de penser à Bach, on songe d’abord à Graupner, précisément, ce qui est révélateur de sa notoriété. Graupner se présente donc, et dirige à Leipzig un Magnificat et une cantate probatoire de sa composition. Le succès est tel qu’on lui offre le poste. Mais avant d’être engagé à Leipzig, il lui faut obtenir son congé de son prince, à Darmstadt. Celui-ci refuse, désireux de conserver l’illustre Graupner à son service, ce pour quoi il augmente son traitement. Ce qui vaudra à la petite cité de Darmstadt d’acquérir la renommée d’un important foyer de culture musicale.
À l’époque de Graupner, on faisait une consommation considérable de musique. Elle était le divertissement principal de la société, dans toutes les couches de la population, musiques de danse, musiques à la campagne, etc. Elle était aussi et surtout le divertissement des princes et des cours, des villes aussi. Dans la liturgie luthérienne, toutes les petites églises de campagne, les petits villages avaient besoin de musique. Aussi des compositeurs comme Graupner, Telemann et bien d’autres ont-ils écrit des quantités de petites cantates avec peu de chanteurs, un choral chanté par l’assemblée des fidèles, un air ou deux, un petit récitatif, pour se mettre à la portée des talents et des moyens réduits des plus modestes paroisses. Ce fait explique la quantité considérable de cantates composées en ce temps. Je précise que tel n’a pas été le cas de Bach, qui, lui, a destiné ses œuvres à des formations de très haut niveau, ce qui lui a permis de composer des partitions denses et complexes.
Mais comment pouvait-on arriver à écrire toutes ces cantates en restant original ? Comment un homme composant autant pouvait-il garder une fraîcheur d’imagination et rester un tant soit peu original ? Et cela, au cours de cinquante années de labeur à la Cour, où il fallait sans cesse produire de la musique pour les divertissements, pour les soirées ? C’est un mystère. Au fil d’une centaine de symphonies, de quelque quatre-vingt-dix ouvertures, cinquante concertos, une douzaine d’opéras pour Hambourg, et plus de 1500 œuvres religieuses vocales, Graupner n’a jamais composé de musiques « machinalement ».
Mais il s’est aussi intéressé à la théorie de la musique, et à ce que l’écriture musicale connaît de plus complexe, les canons. Beaucoup de musiciens se sont essayés à cet exercice d’ascèse et de concentration. Une petite phrase musicale est écrite de telle sorte qu’elle peut se superposer en se combinant à elle-même, en décalant les entrées, en hauteur, en durée, en distance. Et la petite phrase peut générer tout un morceau de musique sans qu’il y paraisse. Graupner a donc écrit de petits canons à résoudre… Mais pas quelques uns : 5625 sur un seul et même motif.
Grâce à Geneviève Soly, qui accomplit un travail très remarquable pour la connaissance de ce compositeur où tant de musiques restent à découvrir, j’ai pu consulter en photocopie les énoncés des canons de Graupner, qu’il a pris le soin de calligraphier, comme des planches de petits rébus. Étonnant !
Pour revenir à l’Opéra, je voudrais signaler qu’à Hambourg, il ne s’agit pas, et pour cause, d’un opéra de cour. C’est un opéra de ville, une académie libre, gérée par le Conseil municipal d’une cité de marchands, de navigateurs, de banquiers. Le spectacle d’opéra est fait pour tous, destiné à tous. Et il faut que tout le monde comprenne ce qui se passe sur la scène. Donc à côté des ouvrages italiens ou allemands que l’on y représente, on voit se constituer un opéra polyglotte. Les récitatifs, qui ont la charge de faire avancer l’action, y sont chantés en allemand, la langue vernaculaire. Mais les airs le seront en italien, la langue du bel canto, et on pourra même entendre des chœurs en français. À ville cosmopolite, opéra cosmopolite ! Graupner, lui, a préféré le domaine de l’opéra allemand, où il a connu un succès considérable, comme avec sa Didon reine de Carthage, au sujet emprunté à l’Énéide de Virgile.
Graupner est un authentique créateur. Il ne s’agit pas de sortir de l’oubli un petit maître parmi d’autres. Il a été le contemporain en date et en activité de Bach, Telemann, Haendel, et il ne dépare pas dans cette tétralogie de compositeurs allemands. Le grand Graupner ! Et à mieux le connaître, on s’émerveille de sa dimension de musicien et de son originalité. Dans sa musique, l’intérêt rebondit de page en page et sa musique vibre jusqu’à nous, tel un grand arc-en-ciel.
Vous avez pu écouter au cours de cette émission des extraits des œuvres de Graupner:
1. Partita en ut mineur pour clavecin
Praeludium
ANALEKTA FL 2 3181. Plage 1
2. Ouverture pour viole d’amour, cordes, clavecin et basson en ré mineur
Sarabanda
ANALEKTA FL 2 3180. Plage 17
3. Ouverture en ré mineur pour 3 chalumeaux, cordes et continuo
Rigaudon
PIERRE VERANY PV 794114. Plage 7
4. Cantate Tut Busse und lasse sich ein jeglicher taufen
Dictum
RICERCAR RIC 307. CD1, plage 21
5. Cantate Jauchzet ihr Himmel, erfreue dich Erde
Chœur 1
RICERCAR RIC 307. CD2, plage 1
6. Partita en fa mineur « L’Hiver » pour clavecin
Prélude
ANALEKTA AN 2 9119. Plage 22
7. Opéra Didon, reine de Carthage
Air de Didon
ANALEKTA FL 2 3162. Plage 18
8. Opéra Didon, reine de Carthage
Air de Junon
ANALEKTA FL 2 3162. Plage 19
9. Partita en la majeur pour clavecin
Prélude et Fugue
ANALEKTA FL 2 3109. Plage 1
A propos de Gilles Cantagrel :
Gilles Cantagrel est un musicologue, écrivain, conférencier et pédagogue français né le 20 novembre 1937 à Paris. Il étudie la physique, l’histoire de l’art et la musique à l’École normale et au Conservatoire de Paris. Il pratique aussi l’orgue et la direction chorale. Il s’oriente vers le journalisme et la communication et écrit dans des revues comme Harmonie et Diapason. Il devient producteur d’émissions radiophoniques en France et à l’étranger et dirige les programmes de France Musique entre 1984 et 1987. Conseiller artistique auprès du directeur de France Musique, il fut vice-président de la commission musicale de l’Union européenne de radio-télévision. Il est l’auteur d’une série de films sur l’histoire de l’orgue en Europe. Enseignant, conférencier, animateur, il participe en 1985 à la création du salon de la musique classique Musicora.
Il a été président de l’Association des Grandes Orgues de Chartres de 2003 à 2008 et administrateur d’institutions comme le Centre de musique baroque de Versailles, et membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig. En 2001, il est nommé membre du Haut comité des célébrations nationales par le ministre de la Culture. Il a été maître de conférences à la Sorbonne, intervient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et dans différents conservatoires et universités en France et au Québec. Il donne des conférences en Europe en Amérique du Nord et participe à des jurys de concours internationaux. Depuis quelques années il participe au Festival Bach en Combrailles. Il est un expert reconnu du Kantor de Leipzig.
Gilles Cantagrel devient Correspondant de l’Académie des beaux-arts le 29 novembre 2006.