"Musique que me veux-tu ?" par Gilles Cantagrel : Georg Philipp Telemann, illustre inconnu
Compositeur allemand, Georg Philipp Telemann est sans aucun doute moins connu que ses contemporains Bach et Haendel et pourtant il fut l’un des compositeurs allemands les plus féconds pendant l’âge baroque. Auteur de pas moins de 6000 oeuvres, Telemann a su varier ses créations : oratorios, opéras, pièces de musique de chambre, Passions... Gilles Cantagrel vous fait découvrir ou re-découvrir ce musicien très précoce.
Il y a un demi-siècle, grâce à la vogue croissante du disque microsillon, les mélomanes découvraient la musique de Vivaldi. Les Quatre saisons allaient très rapidement devenir une œuvre fétiche, jouée partout – avec plus ou moins de bonheur, il faut le dire. Mais à juste titre, puisque c’est un chef-d’œuvre. La postérité ne s’y était pas trompé, et d’autres œuvres de Vivaldi, des concertos principalement, allaient suivre. Or, dans la mouvance de cette résurrection, les éditeurs de disques ont voulu lancer une nouvelle vague de succès commerciaux, en exhumant la musique d’un contemporain allemand de Vivaldi – non pas Bach, non pas Haendel, mais leur ami Telemann. Échec. À peine revenu en lumière, Telemann devait plonger à nouveau dans l’obscurité de l’oubli.
Il a fallu le grand mouvement de restitution des musiques du XVIIe et du XVIIIe siècles, que l’on dit « baroques », pour que l’on explore très largement ces répertoires d’une immense richesse. Et cette fois, Telemann est bien servi.
Il est l’un des compositeurs les plus prolixes de toute l’Histoire de la musique, bien davantage encore que Darius Milhaud ou Villa-Lobos. Mais écoutons-le bien. Que d’imagination, chaque fois ! Dans les idées, le style, les instruments ! Toujours une trouvaille par-ci par-là, une boutade, un moment d’émotion inattendue, un instrument rare. Et cela au long des suites et des concertos de sa jeunesse. On sent Telemann d’autant plus libre que s’il joue de tous les instruments, il n’est virtuose sur aucun, comme il le reconnaît dans ses divers récits autobiographiques. Son invention n’est donc prisonnière d’aucun cliché. Sa musique se renouvelle sans cesse. Un auditeur distrait dirait volontiers que c’est un peu toujours la même chose. Eh bien, il s’agit exactement du contraire.
Hambourg : une ville à la hauteur de son talent
Né à Magdebourg en 1681, Telemann est un musicien très précoce. Il abandonne vite ses études de droit pour la musique. Sa carrière décrit dès lors une magnifique courbe ascendante : cinq années à Leipzig, puis trois ans capellmeister à Sorau, d’où il a l’occasion de séjourner six mois en Pologne et de découvrir les musiques populaires, qu’il admire avec enthousiasme dans leur « barbare beauté », selon ses propres mots. On le trouve ensuite pour trois ans encore comme concertmeister à Eisenach, puis directeur de la musique à Francfort-sur-le-Main, où il restera dix ans. Dans chaque poste, il se fait apprécier, admirer, même, il crée un orchestre, réorganise la vie musicale en lui donnant un nouvel essor. Mais il lui faut toujours davantage pour que son talent s’épanouisse, ce qu’il trouvera à Hambourg, la plus grande ville de l’empire germanique, actif foyer économique et culturel. Il y est nommé directeur de la musique et cantor de l’école St-Jean, poste en tous points comparable et à la même époque que celui que prend son ami Bach à Leipzig –mais en plus important.
Lorsqu’il prend son poste à Hambourg, Telemann a déjà composé beaucoup de musique religieuse. Mais il va se trouver ici confronté à une tâche écrasante : toujours comme l’ami Bach à Leipzig, fournir les cinq églises principales de la ville en musique sacrée pour tous les dimanches et fêtes de l’année, et en particulier une nouvelle Passion tous les ans. Il restera en poste à Hambourg jusqu’à sa mort à 86 ans, durant quarante-six ans. Cela veut dire 46 Passions différentes. Et il en avait déjà écrit une douzaine auparavant. Il ne s’agit pas, cependant, d’œuvres aussi riches et complexes que celles de Bach. N’empêche !...
Mais la grande affaire pour lui, à Hambourg, sera la direction de l’opéra. C’est son domaine de prédilection. Il aime parler en musique des joies et des peines des hommes, des amours et des haines, et il a le sens du théâtre autant que du pittoresque. A douze ans, à Magdebourg, il avait composé un opéra, Sigismond, qu’il avait fait exécuter par ses condisciples. Il écrira plus tard : « Je fus assez fou pour le faire chanter et le mettre en scène, et, passablement opiniâtre, j’y tins moi-même le rôle de mon héros. J’aurais bien envie, maintenant, de voir cette musique… ». La famille ne manque pas de lui promettre un avenir de charlatan ! Quelques années plus tard, dans son premier poste, à Leipzig, il prend la direction de l’Opéra récemment fondé : il n’a que vingt-et-un ans.
Sitôt arrivé à Hambourg, donc, il s’empare à la hussarde de la direction du théâtre d’Opéra, le plus ancien de toutes les terres germaniques, fondé un demi-siècle plus tôt. Dans la grande cité de marchands qu’est alors Hambourg, le théâtre Am Gänsemarkt, Au marché aux oies, propose toutes sortes d’ouvrages contemporains, où se mêlent des airs en langue italienne –la langue par excellence de l’opéra –, des récitatifs en allemand, pour que tout un chacun comprenne l’intrigue, et Dieu sait si elles parfois confuse et embrouillée, et des chœurs à l’antique en français. Opéras sérieux, opéras bouffes – on aime beaucoup rire, alors –, et ouvrages où se mêlent les genres comme les langues. De Telemann, on connaît aujourd’hui huit ouvrages lyriques, mais il pourrait en voir composé une centaine, non seulement pour Hambourg, mais aussi pour Francfort, pour Bayreuth ou pour Eisenach.
Le tout premier ouvrage qu’il fait représenter à Hambourg, La Patience de Socrate, est une farce, un opéra bouffe avec héros de l’histoire antique, un peu comme le fera plus tard un Offenbach, moins les allusions à la société contemporaine. Les intrigues innombrables et invraisemblables sont prétextes à des scènes cocasses et réalistes. C’est le cas des deux femmes de Socrate qui en viennent à se tirer les cheveux pour être la première à se contempler dans un miroir, malgré les objurgations d’un Socrate débonnaire qui n’en peut mais.
La rage d'entreprendre
L’entreprenant Telemann mène sa carrière tambour battant, mais nullement dans le but d’un profit personnel. C’est qu’il a, chevillée au corps, la rage d’entreprendre et de réussir, pour la musique, pour le bonheur et le service d’autrui. On n’appartient pas pour rien à une famille qui compte cinq générations de pasteurs. Pour être plus efficace, il crée son propre atelier d’édition musicale, en utilisant de nouveaux poinçons venus d’Angleterre, plus lisibles et plus faciles à manier. Cela lui permet de publier, entre autres, une revue de musique constituée de petits fascicules bimensuels de quatre pages, offrant à ses lecteurs des morceaux de musique à jouer à la maison. À l’intention des amateurs, donc, puisque tout un chacun pratique alors la musique. Ce périodique, il le nomme joliment Le fidèle maître en musique. Et il en parle ainsi : Le Fidèle Maître en musique, lequel s’adresse tout autant aux chanteurs qu’aux instrumentistes par toutes sortes de morceaux de musique pour les différentes voix et presque tous les instruments en usage, ainsi que des airs moraux, airs d’opéras et autres, de même que des trios, duos, solos, etc., des sonates, ouvertures, etc., et des fugues, des contrepoints, des canons, etc., avec la plupart de ce qui peut se rencontrer de sérieux, d’animé et de plaisant dans les styles italien, français, anglais et polonais, présenté en une leçon tous les quinze jours par Telemann.
Mais quoique fixé dans une métropole, Telemann n’en oublie pas pour autant les toutes petites villes de cette terre allemande encore fortement rurale, telles qu’il en connu dans sa jeunesse, modestes cités aux faibles ressources musicales. Un organiste sans doute pas très expérimenté, des chanteurs, quelques violonistes, un instrument à vent ici ou là. Et ne c’est pas le maître d’école du village qui pourra composer une cantate pour le dimanche… Alors Telemann se met en devoir de fournir aux humbles bourgades des recueils de cantates simples, pour un chanteur et une poignée d’instrumentistes auxquels on ne demandera pas trop. Mais avec la qualité musicale d’un très grand maître ! Il en publie des recueils entiers. Il va au long de sa vie composer ainsi quelque 1300 cantates, répandues loin à la ronde. Au milieu du siècle, le théoricien Adlung peut écrire que « sa musique spirituelle a rencontré une approbation si universelle qu’il n’est guère d’église en Allemagne où des cantates de Telemann ne soient exécutées ».
Un rayonnement international
Et puis, il y a des recueils plus ambitieux, comme ce vaste ensemble qu’il nomme Musique de table, l’un de ses chefs-d’œuvre. 254 pages. Le titre est rédigé en français, ce qui est plus élégant, et lui-même en assure la gravure. Publié en 1733, le recueil doit confirmer la notoriété internationale du compositeur et lui rapporter de l’argent dans une passe difficile de son existence. Le volume de 18 pièces rassemble Suites orchestrales, quatuors, concerts, trios et solos pour toutes sortes d’instruments. En tout cela s’épanouissent les qualités du musicien, diversité des épisodes, variété, vitalité et poésie, charme et élégance, simplicité et naturel. Le discours se renouvelle sans cesse, avec ses épisodes imprévus, parfois humoristiques, ses dialogues insolites d’instruments. Et toujours, une volonté de séduire immédiatement les auditeurs. Si d’ailleurs ce polyglotte musical qu’est Telemann parle ici surtout le français, c’est à bon escient !
Un peu avant cette Musique de table, en 1730, Telemann avait assemblé un volume de six Quadri, morceaux en quatuor destinés aux professionnels les plus distingués. Publié à Hambourg, le recueil connaît aussitôt un succès tel que de nouvelles éditions se multiplient. À Paris, l’éditeur Leclerc les publie, en 1736, sous le titre de Six Quatuors a Viollon, Flute, Viole ou Violon de Celle et Basse continue. C’est que par les quatuors, par l’édition, dont de nombreuses éditions « pirates », les musiciens français connaissent bien la musique de ce M. Tellement, comme on l’appelle chez nous, et qu’ils l’aiment au point d’inviter le compositeur à se rendre en France. Ce qu’il va finir par faire, alors qu’il commence à sentir le poids des ans et d’une activité trépidante. À 56 ans, il s’offre donc un séjour en France. Il restera huit mois à Paris. Et toujours infatigable, il compose pour les auditions du grand orchestre parisien nommé Le Concert Spirituel, un grand motet sur le Psaume 71, Deus judicium tuum, qui sera exécuté deux jours de suite avec le plus grand succès.
Il se trouve que deux semaines après son arrivée à Paris, le grand Jean-Philippe Rameau fait représenter à l’opéra un nouvel ouvrage, Castor et Pollux. Aucun témoignage ne l’atteste, mais il paraît évident que les deux géants contemporains de la musique européenne se sont rencontrés, qu’ils ont dû échanger des idées. Et cela d’autant que Telemann parlait et écrivait parfaitement le français, qu’il était comme lui passionné de théorie musicale… et qu’ils avaient le même âge.
Telemann se prend de passion pour la tragédie lyrique française, et il en débattra par écrit avec son contemporain Graun pour la défendre, en précisant que si l’on ne connaît pas parfaitement la langue française on ne peut pas en percevoir toutes les subtilités d’écriture. Et comme toujours, une fois à Paris, Telemann reprend son activité de compositeur et d’éditeur, obtient un privilège royal pour vingt ans, et publie par souscription un magnifique recueil de six Quatuors, aujourd’hui appelés Quatuors parisiens. La liste des 300 souscripteurs montre le rayonnement international du musicien.
« Chantez des chants de joie au Seigneur, le Seigneur est ressuscité ! »
Si au retour de ce voyage si enrichissant pour lui, il reprend son activité, il va bientôt prendre une sorte de retraite, n’assurant que le minimum de sa tâche – ce qui est déjà considérable. Mais il a constitué un tel répertorie d’œuvres musicales qu’il peut assurer ses fonctions en puisant dans ce vivier. Le voici qui envisage d’écrire des traités de théorie – on ignore s’il l’a fait, et l’on n’en possède aucune trace. Et il se passionne pour la botanique, une passion très répandue alors. « Il faut cultiver notre jardin », dit alors Voltaire. C’est ce que fait Telemann. Il correspond avec le directeur du jardin botanique de Berlin, il se fait envoyer d’Angleterre des bulbes et des plants par l’entremise de son ami Haendel. À un autre ami, il écrit : « Je suis insatiable en fait de jacinthes et de tulipes, avide de renoncules et surtout d’anémones, et désireux de la plupart des plantes à bulbe. »
Mais Telemann est seul. Sa première épouse est morte très jeune, la seconde l’a quitté en ne lui laissant que des dettes considérables, et de ses dix enfants ne subsiste guère qu’un fils pasteur, qui disparaît à son tour. À 74 ans, le musicien recueille chez lui son unique petit-fils, Georg Michael Telemann, sept ans. Il s’en occupe comme d’un fils. Que s’est-il passé ? La jeunesse de cet enfant qu’il chérit en est-elle la cause ?
Après quinze ans d’une activité créatrice ralentie, le musicien revient à la composition, dans l’éclat d’un splendide été de la saint-Martin. Une sève juvénile monte en lui. Il revient à la création, non pour reprendre le labeur harassant de ses années de galère, ni pour les divertissements. En lui reposent désormais les destinées de la musique allemande dans ce qu’elle a de plus élevé : alors que Bach est mort et que son vieil ami Haendel, gagné par la cécité, a cessé d’écrire, c’est avec le grand genre de l’oratorio qu’il va couronner sa vie de créateur. Le vieil homme compose alors ses chefs-d’œuvre spirituels, et fait extraordinaire, dans un langage très neuf, très proche de ce que sera celui de Joseph Haydn. Il médite sur la mort du Christ, la Résurrection et l’Ascension, la résurrection des morts et le jugement denier. Ce seront ses derniers mots. Il mourra en pleine gloire, à 86 ans. En conclusion de son oratorio de la Résurrection, il a peu avant proclamé dans un enthousiasme juvénile : « Chantez des chants de joie au Seigneur, le Seigneur est ressuscité ! »
À propos de Gilles Cantagrel :
Gilles Cantagrel est musicologue, écrivain, conférencier et pédagogue français né le 20 novembre 1937 à Paris. Il étudie la physique, l’histoire de l’art et la musique à l’École normale et au Conservatoire de Paris. Il pratique aussi l’orgue et la direction chorale. Il s’oriente vers le journalisme et la communication et écrit dans des revues comme Harmonie et Diapason. Il devient producteur d’émissions radiophoniques en France et à l’étranger et dirige les programmes de France Musique entre 1984 et 1987. Conseiller artistique auprès du directeur de France Musique, il fut vice-président de la commission musicale de l’Union européenne de radio-télévision. Il est l’auteur d’une série de films sur l’histoire de l’orgue en Europe. Enseignant, conférencier, animateur, il participe en 1985 à la création du salon de la musique classique Musicora.
Il a été président de l’Association des Grandes Orgues de Chartres de 2003 à 2008 et administrateur d’institutions comme le Centre de musique baroque de Versailles, et membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig. En 2001, il est nommé membre du Haut comité des célébrations nationales par le ministre de la Culture. Il a été maître de conférences à la Sorbonne, intervient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et dans différents conservatoires et universités en France et au Québec. Il donne des conférences en Europe en Amérique du Nord et participe à des jurys de concours internationaux. Depuis quelques années il participe au Festival Bach en Combrailles. Il est un expert reconnu du Kantor de Leipzig.
Gilles Cantagrel est correspondant de l’Académie des beaux-arts depuis le 29 novembre 2006.
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