"Musique que me veux-tu ?" par Gilles Cantagrel : Liszt 2/2
Pour les 200 ans de la naissance de Liszt, Gilles Cantagrel, correspondant de l’Académie des beaux-arts, évoque ce virtuose européen et généreux.
Après un retour sur la vie tumultueuse du compositeur interprète, Gilles Cantragrel nous décrit, dans cette seconde partie, un homme de musique et de foi.
Ermite et prophète
Missa choralis : Sanctus
Cette musique chorale dépouillée, avec ses références à l’art de la Renaissance en même temps qu’elle préfigure les rites choraux de Parsifal, est le Sanctus de la Missa choralis de Franz Liszt. Etonnement ! L’homme de Faust et de Don Juan, le virtuose international acclamé sur toutes les scènes, l’idole des jeunes femmes de la meilleure société, lui qui a déclenché au piano ou à l’orchestre tant d’ « orages désirés », le voici à présent devenu un pieux musicien catholique, et d’une sincérité dont il est impossible de douter. Et pour chanter « Saint, saint, saint est le Seigneur ! », pas de fracas, ni de sonneries triomphales selon l’usage : tout mène au recueillement. C’est là l’autre face de la personnalité si complexe et si riche de Liszt. Dès sa jeunesse, il avait connu des accès de mysticisme et songé à entrer dans les ordres. Plus tard, dans son amour de la nature, c’est son Dieu créateur qu’il célébrait. Rappelons-nous George Sand, accompagnant Marie d’Agoult et Franz, lors de leur vie tumultueuse, et même scandaleuse aux yeux du monde, répondant à l’hôtelier qui leur demande d’où ils viennent : « De Dieu ». Et où ils vont : « Au ciel ». Et voici qu’avec l’usure du temps, l’emprise croissante de sa compagne, la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein que le pape lui refuse d’épouser au dernier moment, la mort de son fils Daniel puis de sa fille Blandine, il rompt avec Weimar et sa vie antérieure, retrouve Rome où il s’établit, et les chemins de la foi. Au piano, il va évoquer Les Jeux d’eau à la villa d’Este, mais cette eau est l’eau lustrale du baptême. Une autre pièce de piano va célébrer la Bénédiction de Dieu dans la solitude. Et voici un lied en allemand, Ihr, Glocken von Marling.
« Cloches de Marling, que vous sonnez clair ! Quel harmonieux tintement, comme si chantait la source ! Cloches de Marling, un chant sacré enveloppe, comme tutélaire, les sons de la terre. Emportez-moi au cœur de ce flot retentissant, Cloches de Marling, ayez-moi bien en votre garde. »
Lied « Ihr, Glocken von Marling »
Entre-temps, au soir d’une vie turbulente, Liszt a reçu le tiers-ordre franciscain. Saint François d’Assise, son saint patron – Ferenc en hongrois, ou Franz en allemand, c’est François d’Assise. Il ne fait pas vœu de célibat, ni de chasteté, c’est plus sage de sa part, mais il va porter la soutane – laquelle, comme le lui dit le pape, lui confère le prestige, ce qui était vrai à l’époque, sans lui créer d’obligation particulière à l’égard du beau sexe. Mais cela, c’est la surface. Au fond de lui-même, Liszt va devenir un authentique franciscain, faire sien, peu à peu, le dépouillement dans la méditation, vivre l’expérience spirituelle de la pauvreté franciscaine.
Réfugié à la villa d’Este, il travaille à un Chemin de croix qu’il destine uniquement aux voix accompagnées d’un orgue. Ici encore, la méditation et le dépouillement. Il utilise les hymnes du plain-chant catholique, ou des chorals luthériens, il veut illustrer sa partition de gravures de Dürer. Liszt, l’Européen, l’homme de culture…
Voici la sixième station de Via crucis, le Chemin de la croix. Une sainte femme, Véronique, essuie le visage du Christ. Et comme par réflexe culturel et spirituel, l’abbé Liszt, comme on l’appelle, entonne le fameux Salve caput cruentatum du XIIIe siècle, devenu choral luthérien au XVIIe dans la magnifique traduction allemande du poète Paul Gerhard, O Haupt voll Blut und Wunden, Ô face couverte de sang et de blessures, ce choral que Jean-Sébastien Bach a utilisé à maintes reprises dans la Passion selon saint Matthieu.
Via Crucis. Station VI
L’orgue, encore. Après les trois grandes pièces virtuoses de la maturité, voici une floraison de pages modestes, intimes, des transcriptions de musique ancienne, une Evocation à la chapelle Sixtine, un Hymne au pape Pie IX, un Tu es Petrus, plusieurs Ave Maria et bien d’autres. Il écrit même une Messe pour orgue, pour accompagner et surtout susciter la méditation lors d’une messe basse. Dépouillement. Plus d’effets virtuoses, presque plus de musique, aux frontières du silence. Une ascèse, comme plus tard celle de Webern.
Missa pro organo : Agnus Dei
Et voici que l’abbé Liszt renoue avec sa patrie, Budapest. Il y est accueilli en héros. Il ne parle pas le hongrois, mais là-bas, on dit « Ejlen Liszt Ferenc », vive Franz Liszt. C’est alors que s’organise ce qu’il a nommé lui-même sa « vie trifurquée », partagée entre Rome, Budapest et Weimar où il est revenu. Mais ce n’est plus dans la grande propriété de l’Altenburg où il vivait naguère. Non, c’est dans une modeste maison, celle du jardinier de la cour, la Hofgärtnerei. Aujourd’hui, rien n’a changé de ce modeste appartement, que l’on connaît par les photographies de l’époque. On en a fait un petit musée très touchant. C’est là que chaque été, il reçoit des élèves, des disciples, venus de l’Europe entière, et à qui il transmet son savoir, son expérience, sa technique, sa culture. Et il compose. En fin de vie, son piano est redevenu le lieu de sa méditation, mais aussi de ses expériences, qui ouvrent vers le XXe siècle. Dans Nuages gris, le fil se perd. Quelle tonalité ? Quelle mélodie ? Comme les nuages qui se forment et se dissipent…
Nuages gris
Et puis il y a toute l’aventure avec Wagner. Wagner, le compagnon de combat, l’autre apôtre de la musique de l’avenir, mais aussi le prédateur, qui va lui emprunter de l’argent sans espoir de retour, qui va lui voler des thèmes musicaux, qui va épouser sa fille qu’il vole à Hans von Bülow, qui va outrageusement exploiter la vénération que lui voue le roi Louis II de Bavière… Et Liszt, toujours généreux, qui accepte tout de l’ami génial qu’il admire… Lorsque Wagner meurt, dans son appartement du palais Vendramin à Venise, sa dépouille est rapportée à Bayreuth en grande pompe. Il est inhumé dans le jardin de sa maison de Wahnfried, où le rejoindront Cosima Liszt, sa femme, et son chien, Rust. Pour Liszt, ce sera la lugubre gondole qui transporte le corps, et puis la tombe de son ami. Am Grabe Richard Wagners, sur la tombe de Richard Wagner.
Am Grabe Richard Wagners
Liszt, lui, reviendra en pèlerinage à Bayreuth, quasiment anonyme. Il vit en état de déréliction. Et c’est à Bayreuth qu’il meurt, au début du festival de 1886, trois ans après Wagner. Il est enterré dans le cimetière de la ville. Une petite chapelle abrite sa tombe solitaire, fleurie par les patriotes hongrois. « Ma vie n’est et ne sera qu’une longue dissonance non résolue », avait-il dit. C’est vrai de sa vie, mais aussi de sa musique. Ce pèlerin de l’Europe est aussi un errant de la tonalité, et le prophète d’un langage musical nouveau. Il accumule les dissonances, les modulations saisissantes. Et voici qu’en fin de vie, il finit par échapper radicalement à toutes les conventions de la musique tonale. Il est devenu, comme il le dit lui-même, celui qui lance son javelot dans les espaces indéfinis (et non infinis) de l’avenir. La pièce la plus caractéristique est assurément cette Bagatelle sans tonalité, qui ouvre sur le XXe siècle, échappant à toutes les lois jusque là admises dans l’art musical. Il mourra peu après.
Bagatelle sans tonalité
En guise de conclusion, rappelons-nous tout de même le virtuose échevelé qui a fasciné l’Europe, avec la deuxième de ses Rapsodies hongroises, évidemment interprétée en 1956 par l’inimitable Georges Cziffra.
Rapsodie hongroise n° 2
1. Missa choralis : Sanctus (1865)
Marie-Claire Alain (orgue). Ensemble vocal Audite Nova, direction Jean Sourisse
ERATO ECD 75531. Plage 4 2. 24
2. Lied « Ihr, Glocken von Marling » (1874)
Dietrich Fischer-Dieskau (baryton), Daniel Barenboim (piano)
DG 447508-2. CD3. Plage 6 2.58
3. Via Crucis. Station VI (1878)
Direction Jean Sourisse
ERATO ECD 75531. Plage 13 2.31
4. Missa pro organo : Agnus Dei (1879)
Olivier Vernet (orgue)
LIGIA DIGITAL LIDI 0104131-03. CD4. Plage 2 2.27
5. Nuages gris (1881)
Muza Rubackyte (piano)
LYRINX LYR 110. Plage 6 2.52
6. Am Grabe Richard Wagners (1883)
Mikhaïl Rudy (piano)
CALLIOPE CAL 9685. Plage 5 2.06
7. Bagatelle sans tonalité (1885)
Mikhaïl Rudy (piano)
CALLIOPE CAL 9685. Plage 3 2.39
8. Rapsodie hongroise n° 2 (enregistré en 1956)
Cziffra
EMI 769428 2. CD 1, plage 2 10.10
À propos de Gilles Cantagrel :
Gilles Cantagrel est un musicologue, écrivain, conférencier et pédagogue français né le 20 novembre 1937 à Paris. Il étudie la physique, l’histoire de l’art et la musique à l’École normale et au Conservatoire de Paris. Il pratique aussi l’orgue et la direction chorale. Il s’oriente vers le journalisme et la communication et écrit dans des revues comme Harmonie et Diapason. Il devient producteur d’émissions radiophoniques en France et à l’étranger et dirige les programmes de France Musique entre 1984 et 1987. Conseiller artistique auprès du directeur de France Musique, il fut vice-président de la commission musicale de l’Union européenne de radio-télévision. Il est l’auteur d’une série de films sur l’histoire de l’orgue en Europe. Enseignant, conférencier, animateur, il participe en 1985 à la création du salon de la musique classique Musicora.
Il a été président de l’Association des Grandes Orgues de Chartres de 2003 à 2008 et administrateur d’institutions comme le Centre de musique baroque de Versailles, et membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig. En 2001, il est nommé membre du Haut comité des célébrations nationales par le ministre de la Culture. Il a été maître de conférences à la Sorbonne, intervient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et dans différents conservatoires et universités en France et au Québec. Il donne des conférences en Europe en Amérique du Nord et participe à des jurys de concours internationaux. Depuis quelques années il participe au Festival Bach en Combrailles. Il est un expert reconnu du Kantor de Leipzig.
Gilles Cantagrel est correspondant de l’Académie des beaux-arts depuis le 29 novembre 2006.
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