L’Hôtel de la Marine : une proie de prestige
Robert Werner, correspondant de l’Institut et rédacteur en chef de la revue Sites et monuments, évoque, dans cette toute nouvelle chronique, l’histoire de l’Hôtel de la Marine, et les grands enjeux qui tournent autour de ce haut monument situé sur la place de la Concorde à Paris. En effet, l’appel à projets qui a été lancé suscite bien des convoitises...
Cette chronique a été enregistrée mi-janvier 2011.
Texte mis à jour le 23 février 2011.
L'appel à projets pour la mise en location de l'Hôtel de la Marine vient - fort heureusement - d'être différé. Suivie de la nomination, par le chef de l'Etat, de Monsieur Valéry Giscard d'Estaing, à la tête de la Commission sur l'avenir de ce lieu de mémoire et de pouvoir, cette décision a momentanément apaisé les inquiétudes de ceux qui imaginaient le pire : sa transformation en hôtel de luxe ! En effet, ce prestigieux bâtiment, l'un des plus beaux palais de la capitale construit en l'honneur de Louis XV est l'un des grands monuments nationaux de France : l'ancien Garde-Meuble de la Couronne devenu à la Révolution le siège de la Marine et des Colonies.
Or la " Royale ", doit quitter les lieux en 2014 pour rejoindre le site de Balard dans le XVè arrondissement de Paris où seront réunies les diverses administrations de la Défense. Elle aura occupé ce somptueux édifice situé place de la Concorde, l'ancienne place royale, pendant plus de 200 ans. L'Etat cherche un nouvel occupant en le transmettant au moyen d'un bail emphytéotique, de longue durée. Le dépôt des candidatures pour " l'occupation, la mise en valeur et l'exploitation " de cet emblême national a été reporté au 1er juin. L'ancien président de la République, l'un des 9000 signataires de la pétition lancée par l'Association des Amis de l'Hôtel de la Marine, conduira la mission composée d'une dizaine de membres choisis en concertation avec les ministres de la Défense, de l'Economie et de la Culture afin d'aboutir au " meilleur projet " pour l'Hôtel de la Marine qui n'avait jamais quitté le giron de l'Etat.
Les membres de cette commission en charge du destin de ce monument exceptionnel, parmi lesquels Marc Fumaroli et Pierre Nora, de l'Académie Française ; Hugues Gall, ancien directeur de l'Opéra de Paris et membre de l'Académie des Beaux Arts ; Bertrand Collomb, de l'Académie des sciences morales et politiques ; Adrien Goetz, historien d'art et Jean-Philippe Lecat, ancien ministre de la Culture, ont une lourde tâche : mettre en valeur la densité historique de cet ultime témoin de la Révolution Française, redonner tout son éclat à cet édifice historique ouvert au public comme il l'était y a plus de deux cents ans quand les Parisiens venaient y admirer les collections du mobilier royal.
Construit par Jacques Ange Gabriel premier architecte du roi Louis XV, et classé en 1863, sa façade est identique à celle de l'Hôtel de Crillon, en face, où cet architecte a œuvré également. Ses colonnades situées dans la perspective de la Seine font partie du site inscrit au Patrimoine mondial de l'humanité. Gabriel, l'auteur de la place Louis XV entre 1754 et 1772, est aussi l'auteur de l'Opéra du château de Versailles, du petit Trianon, et de l'Ecole Militaire à Paris...
Il s'agit d'une œuvre majeure achevée par Soufflot, le créateur du Panthéon qui a élevé le grand escalier.
C'est un ensemble impressionnant : 22 000 mètres carrés avec 553 pièces dont les petits salons d'époque Louis XV, pour beaucoup restés en l'état et qui sont d'une rare élégance, avec le grand salon d'accueil, des salons d'apparat et des salles à manger décorés à l'aide de bois précieux, au mobilier incomparable, dont de superbes commodes d'époque. On y trouve des boudoirs aux moulures dorées à l'or fin, avec des enfilades de galeries et des glaces dignes d'un petit Versailles.
Depuis la visite que Joseph II, empereur germanique et beau-frère de Louis XVI y fit en 1777, il est tout entier et authentiquement l'Histoire ! La famille de Louis XV y vint à diverses occasions.
Ici, Gaspard Monge - membre de l'Académie des Sciences - a préparé la déclaration qu'il allait faire pour annoncer à la Convention Nationale que la France était désormais en République.
Et, dans l'ancienne salle du Conseil, s'est réuni le Gouvernement de la Première République Française qui y fut proclamée le 22 septembre 1792.
Ici furent signés les procès verbaux de l'exécution du roi Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette qui allaient être guillotinés sur l'ancienne place royale.
Et c'est dans la salle d'armes du roi, dans ce qui était encore le Garde Meuble Royal que la foule vint, le 13 juillet 1789, s'emparer d'armes pour prendre la Bastille le 14 juillet....
En 1836, Louis-Philippe assiste de son balcon à l'érection de l'obélisque.
En 1848, Victor Schoelecher et Arago y concluent l'acte d'abolition de l'esclavage.
Le lieu est marqué tant par la présence de Marie-Antoinette, de ministres et de diplomates, que de peintres, de savants et de nombre d'écrivains.
Ainsi, le bureau de Guy de Maupassant, employé aux écritures, s'y trouve toujours, il a été restauré en 1980 et est caractéristique de la vie des fonctionnaires de la Marine. Prosper Mérimée ou l'éditeur Hetzel, celui de Jules Verne entre autres et de Victor Hugo, s'y rendaient fréquemment.
Bien avant le Louvre, il fut le premier musée parisien : des galeries étaient aménagées à la visite dès son ouverture en 1774. .
De la fin du XVIIIe siècle au début du XXe, l'administration centrale de la Marine y était en effet plus civile que militaire.
Mais aujourd'hui, le devenir de ce bâtiment régalien qui suscite de vives convoitises peut légitimement inquiéter les défenseurs du patrimoine et de l'Histoire. Ainsi, pour l'Association des Amis de l'Hôtel de la Marine présidée par Olivier de Rohan Chabot, sa privatisation serait pour la Nation la perte d'un bien considérable. Il faut préserver l'ensemble ! Si on le livre sans garde-fou, sans obligation de mise en valeur, on lui retire sa dimension historique.
Osera -t- on déporter l'important mobilier dont certains éléments sont classés monuments historiques ce qui dénaturerait les lieux ? Des mobiliers provenant soit des installations royales du Garde-Meuble de la Couronne, soit apportés par la Marine de ses hôtels de Versailles, de Fontainebleau et de Compiègne, soit encore commandés par l'administration maritime pour le Ministère.
Depuis plus d'an, le " brouillard " qui s'est installé autour de l'avenir de l'Hôtel de la Marine peine à se dissiper. Les projets se sont multipliés tandis que l'Etat restait muet. Que n'a-t-on pas projeté ? Un hôtel de luxe avec boutiques, galeries d'art et salles de ventes...Un centre de rencontres internationales, après l'abandon du grand hôtel qui les abritait avenue Kléber, ou encore une sorte de villa Médicis bis ; la possibilité d'un Elysée-bis pour y installer des annexes et recevoir des hôtes importants, un musée de l'Histoire de France avant la décision de l'installer dans les bâtiments des Archives Nationales au coeur du Marais ; la création d'un musée de l'art décoratif du 18è siècle selon un vœu de l'ancien président Giscard d'Estaing...
On y a envisagé une cité dédiée à la gloire de la gastronomie française, pendant que certains y voyaient exposées les exceptionnelles collections du Mobilier National dont le public est aujourd'hui privé, y compris ses créations contemporaines. D'autres songent aux non moins remarquables collections du Cabinet des Médailles, ces petits objets aussi précieux qu'historiques dont le public est également privé et qui dorment dans les réserves de la Bibliothèque Nationale. Où, pourquoi pas consacrer ce lieu à l'histoire de notre Marine, en y évoquant amplement les grandes pages du temps où elle fut la première puissance maritime du monde ?
La Commission Supérieure des Monuments Historiques qui s'est réunie il y a plusieurs mois a demandé que soient respectés les espaces anciens, et qu'aucun aménagement à des fins commerciales ne puisse être réalisé à l'Hôtel de la Marine.
S'il pouvait en être ainsi...
Texte de Robert Werner
Rédacteur en chef de la revue Sites et Monuments
Administrateur de la Société pour la Protection des Paysages
et de l'Esthétique de la France
Membre de l'Association des Amis de l'Hôtel de la Marine
Correspondant de l'Institut ( Académie des beaux Arts )
- Robert Werner à l'Académie des beaux-arts