Et les mots pour le dire... : Comitologie, Résilience, Retour aux fondamentaux
Geneviève Guicheney, correspondant de l’Institut, passe en revue dans le pays de la "novlangue" les mots nouveaux ou utilisés de manière nouvelle : comitologie, résilience, fondamentaux. Voyage dans le nouveau monde où nous avons toujours besoin de mots.
Des mots neufs. En voici un découvert il y a peu, la comitologie. De patientes recherches dans tous les dictionnaires disponibles en ligne se sont heurtées à la même réponse : « Cette forme est introuvable ! » Nous avons alors tenté la pêche à l’aveugle sur internet en entrant le mot dans un moteur de recherche. Le mot est reconnu. Il figure dans le glossaire de la Commission européenne où l’on baigne dans la comitologie comme un poisson dans l’eau. C’est donc une création européenne, du technocrate comité et du grec logos. Le mot désigne les comités qui ont poussé à l’ombre de la Commission. « Forums de discussion, les comités sont composés de représentants des États membres et présidés par la Commission. » Il existe plusieurs variétés : les comités consultatifs, les comités de gestion, les comités de réglementation, les comités de réglementation avec contrôle. Nous ferons grâce au lecteur pour cette fois du descriptif précis de la fonction de chacun des comités. Cela vaut cependant le détour lorsqu’on se sent détendu. Ne pas attaquer l’exploration un jour de lassitude.
Aussitôt inventé, aussitôt adopté ailleurs. C’est ainsi que nous avons découvert la comitologie. Au cours d’une réunion avec des fonctionnaires territoriaux, au demeurant fort compétents et bien instruits de leur dossier, l’un d’eux a produit « la comitologie de l’Etat » à laquelle la Région concernée en opposait une autre. Nous avons fait part de notre ignorance et exprimé notre curiosité. Qu’est-ce donc que la comitologie ? Comment ? Mais cela s’enseigne à Bruxelles, nous fut-il répondu. Nous n’étions guère plus avancée et assez amusée. Lesdites feuilles de comitologie nous ont donné un aperçu de cette science de nous inconnue. Une série de cercles reliés par des flèches en tous sens. Pas n’importe quel sens lorsqu’on s’y penche de plus près. Le fléchage peut favoriser la communication et l’échange entre les différents cercles ou au contraire la paralyser. Un agencement savant permet de court-circuiter le cheminement de l’information et faire que la décision échappe aux cercles les plus extérieurs du schéma, associés en apparence à son élaboration mais en apparence seulement. De la belle ouvrage en vérité. Vous prenez une feuille de papier, vous faites des ronds, vous inscrivez dans les ronds les différents organismes qu’il convient d’associer à la réflexion devant conduire à des décisions. L’astuce consiste à bien placer les flèches et calculer leur sens. Ainsi vous pouvez donner l’illusion à chacun d’avoir pris part à la décision car il aura participé à des réunions quand en réalité la décision est prise par un rond du milieu en haut du joli schéma. Variante : au lieu de ronds vous pouvez faire des rectangles, certains petits contenus dans de plus grands, avec ou sans chevauchements, mais toujours des flèches pour indiquer comment va circuler ou ne pas circuler l’information et pour finir à qui revient la décision. Nous ne doutons pas un instant de ce que l’enfer comitologique européen soit pavé de bonnes intentions. Jugez plutôt. Selon le glossaire fourni aux explorateurs des arcanes de la Commission : « Ils permettent à la Commission d'instaurer un dialogue avec les administrations nationales avant d'adopter des mesures d'exécution. La Commission s'assure ainsi qu'elles correspondent au mieux à la réalité de chaque pays concerné. » Du sur-mesure en somme, une dentelle réglementaire prenant les devants du recours à la subsidiarité, autre mot familier du jargon communautaire. On se demande comment, dans ces conditions, un Etat-membre peut gémir et incriminer la Commission quand il est amené à prendre une décision impopulaire. Il a dû y avoir des ratés dans la comitologie, on a dû remonter une flèche à contresens, mal circuler d’un cercle à l’autre. « Ossabandus, nequeys, nequer, potarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette ».
Résilience. Le mot n’est pas neuf mais il est devenu l’objet d’un véritable engouement. Pour expliquer l’inexplicable, l’étonnant, l’inattendu, « le mutisme de votre fille. » On l’entend ou le lit à tous les coins de débats, de questions de journalistes. C’est devenu horripilant et conduit à une impasse. Détour par les dictionnaires. Trois acceptions de résilience : celle des métaux au choc, celle des espèces à des conditions hostiles, et enfin, au figuré et rare précise le Trésor de la langue française, « force morale ; qualité de quelqu'un qui ne se décourage pas, ne se laisse pas abattre. » C’est cette résilience-là dont nous parlons. La rareté l’a cédé à l’abus. La résilience bon, mais après et surtout avant ? La résilience ne se prescrit pas. Elle survient ou ne survient pas. Comment font les personnes qui continuent de souffrir d’une épreuve de la vie ? Mal interprétée, la résilience pourrait conduire à l’absence de soins, à ne plus écouter, ne plus aider des personnes en souffrance à tenter de mettre des mots sur leurs maux dans l’attente de la résilience, supposée tapie au fond de soi. Que se passe-t-il quand la douleur paraît insurmontable ? Est-on fautif de ne pas savoir trouver en soi les ressorts nécessaires à la juguler, la métaboliser, la transformer en une force de vie d’une puissance équivalente à celle du choc subi ? Le témoignage émouvant et respectable de Boris Cyrulnik qui a popularisé la résilience à partir de sa propre histoire a rencontré un succès trompeur. Pas suspect mais trompeur. D’autant plus trompeur que son discours est paré du sérieux de la science dont il est spécialiste. Il sait de quoi il parle au double titre de médecin et d’enfant victime d’un traumatisme dont il a su triompher. Comment font ceux qui n’ont pas sa force et prennent le risque d’une vaine attente au lieu de se faire aider ? Nombreux sont ceux que la vie éprouve à tous les âges, les confrontent à un combat vital. Nietzsche avant lui a développé une réflexion sur la souffrance et ce qu’elle produit sur ceux qui l’éprouvent. « Was mich nicht umbringt, macht mich stärker. » Ce qui ne me tue pas me fortifie ou me rend fort selon les traductions. On en viendrait presque à plaindre ceux qui n’ont pas eu de grand malheur. Visible en tout cas. Car que sait-on de ce qui affecte, de ce qui peut lézarder un être humain ? La psychanalyse nous a appris que la souffrance sourd d’événements d’autant plus toxiques qu’ils ont toute l’apparence de l’ordinaire. La perversion d’un parent ou d’un éducateur n’est pas un malheur facilement repérable. Il n’empêche qu’elle peut faire des dégâts considérables, semble impossible à combattre. Posons une situation où un enfant qui, comme tous les enfants, pense que l’affection de ses parents dépend de lui, de sa capacité à susciter leur amour et leur attention. Qu’un des parents soit pervers, impossible à satisfaire, incapable d’éprouver plaisir ou souffrance autrement que par personne interposée ce qui le conduit à persécuter, à jouer avec les sentiments de l’autre comme un chat avec une proie, l’enfant court le risque de la dislocation. Peut-on s’en remettre à la seule résilience pour le tirer du piège où le hasard de sa naissance l’a mis ? Assurément non et tel n’est certainement pas l’intention de celui que l’on appelle maintenant « l’inventeur du concept de résilience ». Il n’empêche que la vulgate psychologisante s’en est emparée faisant des dégâts, provoquant du désarroi là où il y aurait besoin d’accompagnement et d’écoute. Si l’on n’est pas capable de résilience face à l’épreuve on se trouve doublement en échec.
Voilà qui appelle à un retour aux fondamentaux, autre mot dont se gargarisent les responsables de tout poil quand ils sont dans l’embarras. On vient d’en avoir une illustration dans le champ politique. Qui n’a pas ses fondamentaux ? Encore un petit tour dans les dictionnaires. Bernique, ils ne connaissent que l’adjectif fondamental (-ale, -aux). En maniant l’antonymie on aurait quelque chose comme : « Nous avons trop cédé à nos superficiels, nos accessoires, nos secondaires, nos adventices (amusant adventice, adjectif et substantif : « Qui viennent à l'esprit de façon passive sous l'influence des impressions externes), revenons à nos fondamentaux. »
Nous ne savons pas à quoi il faut revenir qui permette à chacun de s’y retrouver au sens où les mots employés diraient aux gens quelque chose d’eux-mêmes ce qu’ils prétendent faire alors qu’ils ne génèrent qu’incompréhension, frustration jusqu’à la colère.
Nous laisserons la conclusion de ce petit voyage dans le vocabulaire de la novlangue à un représentant d’une profession victime collatérale d’une crise écologique à qui nous demandions au terme d’un long échange d’abord un peu rugueux de quoi il avait besoin. « Nous avons besoin de mots. »
Geneviève Guicheney
Correspondant de l’Institut
Mars 2010