Une page de l’histoire se tourne
Fin d’année, page à tourner. On a envie de repartir sur des bases fraîches. On aimerait. Le livre de l’histoire ne s’écrit jamais seul. Chaque page est plurielle, complexe. Avant de prendre sa part à l’écriture d’un nouveau chapitre on relit le précédent. C’est difficile. Tant de bruit et de fureur, agrémenté de belles ouvertures, des promesses dans lesquelles l’humanité puise l’espoir qui lui permet de continuer d’avoir le cœur à l’ouvrage.
Le monde va mal, on le dit et le répète mais voit-on comment il pourrait aller mieux ? Oui, assurément. Aucune fatalité n’oblige les humains à désespérer d’eux-mêmes malgré leur lourd passé. C’est déjà un bon point de départ que celui qui fait litière des illusions dont les marchands se bousculent sur les marches du temple. Ce qui ne veut pas dire renoncer à l’utopie. Au contraire. Rêvons un peu alors.
L’élection de Barack Obama tant souhaitée dans notre pays a fait souffler un vent d’espoir jamais vu. Le monde entier avait les yeux fixés sur les États-Unis d’Amérique. On n’osait pas croire que cela fût possible. Au-delà des péripéties de la campagne électorale nous voudrions comprendre ce qui est à l’œuvre dans ce sursaut d’un pays qui donnait l’impression de désespérer de lui-même ou plutôt de ne plus s’aimer, qu’il avait malgré les rodomontades de ses dirigeants sortants perdu l’estime de soi. On désespérait avec lui qu’il la retrouve. Nous n’aimons pas ne pas aimer les États-Unis même si de façon récurrente il est de bon ton de les honnir. Ils ont la particularité de réunir tout ce que nous aimons et détestons. Nous étions avec eux à leur naissance même. Ils ont été avec nous pour nous aider à ne pas être engloutis. Ils ont une énergie parfois mal employée qui ne laisse cependant pas de nous fasciner. Nous y puisons, dans toutes sortes de domaines, une inspiration dont nous aimerions qu’ils l’apprécient davantage. Quoi qu’on en ait, on sait que l’esprit pionnier y règne toujours. C’est peut-être ce qui rend si difficile pour eux d’accepter d’entrer dans le concert des nations d’un monde multipolaire. S’ils apprennent à partager au lieu de se croire à la tête du monde, le monde s’en trouvera mieux.
La crise financière que nous commençons à affronter est une occasion historique de rebattre les cartes. Ne doutons pas que chacun tentera de s’en sortir au mieux. La mondialisation a créé une situation nouvelle qui fait que la crise touche toute la planète à des degrés différents mais avec la même violence. La répartition inégale des richesses permettra tout au plus à certains de gagner du temps. Comme dans la fable de la peste, ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. Gardons-nous de la même chute. À une crise répandue comme traînée de poudre on ne peut opposer que des réponses collectives et solidaires.
Nous suivons le philosophe Patrick Viveret dans son analyse. La conjonction d’une crise financière, d’une crise écologique et d’une crise sociale produit une crise de civilisation. Elle commande de prendre le temps de la réflexion. Ce n’est hélas ni le temps économique, ni le temps politique. Il faudrait des génies, des esprits forts et calmes, comme ces généraux qui pensent à gagner la guerre plutôt que des batailles. On voit briller trop de lames de baïonnettes qui donnent l’impression de la martialité, du viril et héroïque corps à corps, victoire et défaite individuelles qui sont autant d’inutiles sacrifices. L’ennemi est partout puisque c’est nous-mêmes, l’humanité. C’est en elle-même qu’elle doit trouver la force, les moyens de surmonter cette crise et d’en sortir grandie.
Craignons les solutions immédiates et presque impulsives. Elles ne sont d’aucune manière la réponse à la crise mais sa perpétuation car elles ne font que traiter les symptômes. Le soulagement est passager, partiel et peut-être même dangereux en ce qu’il donne l’illusion que le danger est écarté. Loin s’en faut. Un tel abord de la crise, tentant il faut bien l’admettre, humain sans doute, ne peut que creuser les plaies profondes qui continuent de saper la santé du monde. Il attise aussi les égoïsmes en ce que chacun espère « tirer son épingle du jeu » dans une vision à court terme. On sent bien qu’il est question de survie aussi peut-on craindre la course au sauvetage individuel. Il n’existe pas de sauvetage individuel dans une entreprise collective, pas plus qu’il n’existe de solution simple à un problème complexe. Prenons le temps de penser la situation. On a assez mis la mondialisation en avant pour expliquer, sinon excuser, ses méfaits. On l’a invoquée comme une sorte de fatalité venue d’on ne sait où. Pas de la planète Mars assurément. Les derniers développements de la crise financière montrent que l’on en a identifié les mécanismes lorsqu’il s’est agi de parer au plus pressé. Il a bien fallu alors désigner les fauteurs de trouble pour les sauver. On n’est pas peu surpris de voir que les interventions étatiques sont apparues comme les seules en mesure de colmater les voies d’eau.
Dans un tel contexte deux tentations guettent avec leur cortège de conséquences funestes. Les solutions expéditives, vite prises, plus ou moins applicables, contagieuses en ce qu’elles traitent ici pendant que là une autre plaie demande à être traitée pareillement, et les solutions autoritaires auxquelles toute situation de crise ouvre un boulevard. Elles peuvent d’ailleurs être les deux à la fois. On voit bien ici que la démocratie est en danger. Injustice, traitement étourdi, réformes incomplètes ou bâclées, coups de menton et incantations, vaines promesses ; les politiques sont mis à rude épreuve. Il faut une endurance et un courage peu communs pour naviguer par gros temps, un bon équipage, choisi avec soin, inspirer confiance aux passagers pour qu’ils tiennent le coup en attendant la fin du coup de torchon. Si l’on continue de filer la métaphore marine, force est de constater que nous nous sommes aventurés dans des eaux dangereuses. Il s’agit rien de moins que de changer de cap.
Les penseurs de la crise commencent à se faire entendre. On a du mal à s’y retrouver. Tout et le contraire de tout est avancé, de la décroissance à la relance. On aimerait en savoir plus sur les changements de paradigmes, lesquels, comment. Il nous semble que personne ne peut sortir de solution miracle comme un lapin d’un chapeau. Elle n’existe tout simplement pas. On peut risquer des hypothèses et les travailler. Le modèle de développement que nous avons connu jusqu’ici a atteint ses limites. On ne peut pas continuer sur la même erre. Ou alors à un prix qu’il faut dire avant. Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas anticiper sur les déséquilibres que cela aggraverait. Une partie de l’humanité ne manquerait pas de payer pour l’autre. Nous ne pouvons écrire cela qu’en frémissant. Nous savons que la planète peut nourrir tous ses habitants et même les neuf milliards qui s’annoncent. Si sacrifice il doit y avoir c’est du côté de ceux qui se trouvent, volens nolens, devenus des prédateurs, emportés par la course folle que le système a enclenchée avant de littéralement imploser.
Nous sommes pour notre part médusée d’entendre de beaux esprits prôner par exemple une relance de la croissance, comme si la crise énergétique n’existait pas, d’en voir d’autres continuer de spéculer sur les désordres engendrés par la crise, d’autres enfin tenir pour rien le creusement dramatique des inégalités sociales, à l’intérieur des nations et entre nations. Ceux-là nous font danser sur un volcan.
Les discours politiques continuent « comme avant », faisant une sorte de bruit de fond devenu inaudible à force d’inanité. Au moment où l’on aurait le plus de besoin d’invention, d’émulation féconde, on est malheureux et inquiet d’assister à la déliquescence des acteurs de la démocratie. N’y a-t-il donc personne pour faire entendre une voix forte et sensée qui tout à la fois prendrait la mesure lucide de l’ampleur de la crise, des dangers qu’elle recèle et dont on ne parle pas pour le moment sinon de ses effets que chacun peut vivre ou constater, et proposerait une réflexion ambitieuse d’une ampleur égale aux enjeux auxquels nous sommes confrontés ?
La confusion est à son comble car dans les mêmes rangs on voit des responsables jouer des airs de pipeau, d’autres à l’affût pour engager des actions autoritaires et assouvir les mauvais instincts que, depuis toujours et pour toujours car ainsi va la nature humaine, nous nous efforçons de combattre, d’autres encore qui jouent une partition radicalement différente, proposant des voies nouvelles et alternatives. Ces derniers, qui ont pris la mesure de la crise de civilisation, connaissent un sort variable selon les circonstances et les cénacles. Tout cela aboutit en une cacophonie où il faut tendre l’oreille pour démêler l’avantage que les uns prennent ou risquent de prendre sur les autres. Impossible de ne pas entendre quelques vieux adages dont le bon sens peut nous guider. Ventre affamé n’a point d’oreille par exemple. Autrement dit pour ce qui nous préoccupe ici, le risque est grand qu’une partie de la population de la planète reste sourde et partant rétive à tout changement car elle est taraudée par la faim. Faim de nourriture et faim de culture. Si le pronostic vital paraît moins engagé dans le second cas, le risque est immense de voir des foules hors d’elles, dans l’incapacité de penser leur situation, entrer en révoltes féroces.
Dans un moment comme celui que nous vivons, où l’urgence pousse à agir à la hâte, il faudrait paradoxalement se garder de toute précipitation et prendre le recul nécessaire. Loin de menacer la démocratie, il faut que cette crise d’une gravité sans précédent lui redonne tout au contraire pertinence et vigueur. Il s’agit de pousser plus loin les mécanismes qui permettent de risquer ensemble des hypothèses, de multiplier les expériences, d’écouter tous ceux qui, localement, ont trouvé et élaboré des solutions, pour en tirer les leçons, pour en partager l’intelligence. « Penser global, agir local » s’entend comme un slogan plus ou moins connoté quand il est frappé au coin du bon sens et d’ailleurs mis en œuvre par de nombreuses entreprises multinationales qui ont pris la mesure des difficultés qui les attendent si elles ne modifient pas radicalement ce que l’on appelle maintenant leur gouvernance. Le mot est si malmené, décrié ou employé à tort et à travers que l’on a perdu ce qu’il comporte de possibilités nouvelles.
Nous sommes parvenus à un moment grave de l’histoire de l’humanité. Elle est devenue son pire ennemi. Après des siècles où une partie de l’humanité combattait, exploitait, pillait une autre partie, aujourd’hui, par l’effet de la mondialisation, tout le monde est touché. Nous revenons ici à notre point de départ. Avons-nous avancé ? Ce n’est pas à nous de le dire.
La situation rend humble mais n’empêche pas d’essayer d’apporter sa contribution. Il est clair que des décisions difficiles doivent être prises. Personne, nous voulons dire personne de sérieux et d’intellectuellement honnête, ne nie la réalité de la crise. Certains nous semblent avoir du mal à se projeter dans une autre manière d’aborder les voies de sortie que nous préférons à solutions car il n’y en a pas en tant que telles. Des mesures oui, par exemple pour mettre un terme à la carrière de certains grands prédateurs qui défient en permanence les états et mettent la démocratie à mal.
L’action locale, inspirée par l’expérience des « acteurs de terrain » comme on dit, ce qui est bien mal reconnaître leur pertinence et la justesse de leur approche, est une source de renouveau. Il faut dans le même temps l’inscrire dans une vision englobante, une pensée qui ait l’ambition de redonner un élan à l’humanité.
En évoquant plus haut l’élection de Barack Obama c’est cela que nous avions à l’esprit, le souffle nouveau auquel on ne croyait plus, une page qui se tourne dans l’histoire d’un pays qui tord le cou à ses vieux démons pour puiser dans ce qui a fait aussi la grandeur de son histoire, une capacité à se régénérer pour mieux repartir. La réalité donnera-t-elle des suites concrètes à cet élan, il est trop tôt pour le dire et nous souhaitons y croire pour accompagner les vœux que nous formulons pour une année 2009 de début d’un monde nouveau.