Crise financière ou crise morale ?

par Philippe Jurgensen

La crise financière issue des crédits immobiliers à risque américains – les « subprimes » - n’a pas cessé de rebondir depuis un an, avec une nette accélération en septembre : pas de semaine sans qu’on annonce une faillite retentissante ou le montage in extremis d’un plan de sauvetage, soit par un repreneur privé –qui, souvent exigera une garantie publique – soit en direct pat l’Etat ou par la Banque centrale.

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Nous avons connu au cours du « septembre noir » de 2008 rien moins que : la faillite de Lehman Brothers (600 Mds de $ !) et la reprise en urgence de Merill Lynch, suivies de la reconversion en banques ordinaires des autres grandes banques d’investissement de dimension mondiale, les Goldman Sachs et Morgan Stanley, qui semblaient pourtant intouchables ; l’apport forcé de 85 milliards de $ - somme portée ensuite à 120 milliards $ - au conglomérat AIG défaillant par le contribuable américain ; la disparition ou la mise à l’abri d’autres groupes de pratiquement toutes les « Building societies » britanniques, puis le rachat partiel par l’Etat de trois des plus grandes institutions financières du pays : Royal Bank of Scotland, HBOS et Lloyds ; la mobilisation répétée de l’Etat allemand pour empêcher l’effondrement de Hypo Real Estate, quatrième banque du pays ; le sauvetage-nationalisation de Fortis, l’une des toutes premières banques européennes, suivi de celui de Dexia – tout cela s’accompagnant d’une chute vertigineuse des cours sur toutes les Bourses.

C’est avant tout d’une crise de confiance qu’il s’agit, alimentée par des anticipations irrationnelles, voire de simples rumeurs, et aboutissant à un gel complet du marché monétaire. En effet, plus aucune banque n’acceptait de prêter à un confrère compte tenu de l’incertitude où l’on était sur la présence ou non dans leurs comptes de « produits toxiques » dissimulés.

Dans ces circonstances, tout le monde s’est tourné vers deux acteurs-clés :
- le « prêteur en dernier ressort » du système, c'est-à-dire les Banques centrales (Fed, BCE, Banque d’Angleterre, etc) qui ont le pouvoir de faire tourner sans limite la « planche à billets » ;
- et le garant ultime qu’est l’Etat, puisque lui ne peut pas être mis en faillite – tout au moins lorsqu’il s’agit d’un pays important, membre de surcroît, comme c’est notre cas, de la puissante zone euro. Les Etats ont donc garanti, pêle-mêle, les avoirs des déposants, les emprunts bancaires (jusqu’à 5 ans, dans le plan français), parfois même les emprunts des entreprises, quand ils n’ont pas, comme aux Etats-Unis, entrepris de racheter directement les créances immobilières décotées.

Ce recours aux finances publiques a permis de ramener un peu de confiance. Mais il a été absolument massif puisque l’on parle aujourd’hui non plus par millions, ni même par milliards, mais par trillions : les plans de sauvetage décidés dans l’urgence après les réunions du G4 puis du G7, de l’Eurogroupe, du Conseil européen, du FMI, ont porté pour l’Europe sur près de deux trillions d’euros, dont 360 milliards pour la France, 480 milliards pour l’Allemagne, et même 500 milliards de Livres, soit plus de 600 milliards d’euros, pour le plan britannique de Gordon Brown. Le plan Paulson américain, qui s’élevait à 700 milliards de dollars initialement, a été jugé insuffisant et a dû être encore étendu de 200 milliards pour d’autres interventions, soit au total près d’un trillion.
Il faut bien comprendre que ces sommes ne sont qu’en faible partie destinées à être réellement dépensées, et c’est heureux pour le contribuable. Les montants indiqués sont, en effet, des plafonds d’intervention et non des engagements effectifs ; d’ailleurs, la confiance revenant, la mobilisation effective de ces garanties deviendra beaucoup moins nécessaire. Au surplus, dans les cas même où elles joueront, il ne s’agira pas d’une dépense budgétaire effective, mais de l’assurance contre un risque de défaillance qui ne devrait se concrétiser, en fin de compte, que dans un petit nombre de cas. En réalité, ce que l’on a fait, c’est conforter la signature des banques par celle de l’Etat ; cela ne veut pas dire pour autant que toutes ces institutions soient désormais des non-valeurs.

Quant aux participations publiques dans les institutions financières, c'est-à-dire, même si le mot est soigneusement évité, leur nationalisation totale ou partielle, il n’y a pas de raison non plus de penser qu’il s’agit d’investissements à fonds perdus. Ce sont plutôt des placements qui, - comme on l’a vu dans le passé pour des opérations telles que le sauvetage d’Alstom – peuvent être très bénéficiaires pour l’apporteur de fonds publics.

Tout cela est maintenant bien connu. Il est malheureusement clair aussi que si l’on a pu, par ces mesures d’urgence, bloquer la crise financière, celle-ci ne restera pas sans conséquences sur l’économie réelle. On sait que les prévisions sont un blocage de la croissance en Europe jusqu’à mi 2009, et peut-être même une récession (que l’on espère, sans trop savoir, de courte durée) aux Etats-Unis.
Chacun comprend ce que signifie un arrêt de la croissance, avec ses conséquences en termes d’augmentation du chômage, de stagnation du pouvoir d’achat, de difficultés pour chacun. Il est donc légitime de se poser la question de la crise morale, qui est le fondement réel de la crise financière que nous avons vécue. Car cette crise financière « systémique » peut en réalité être attribuée non seulement à l’explosion d’une bulle, phase de réajustement classique des cycles d’une économie capitaliste, mais encore davantage au rejet croissant de toute une série de valeurs éthiques. Entendons-nous bien : je ne parle pas ici des valeurs morales chrétiennes ou personnelles, mais des règles et de l’éthique économiques, nécessaires au bon fonctionnement du marché.

1) La première de ces valeurs, qui ont été de plus en plus bafouées, est celle de la transparence. Dans une économie de marché efficace, les acteurs sont libres de leurs décisions, mais doivent être pleinement informés des données qui peuvent déterminer leurs choix. Cette hypothèse de transparence de l’information est l’une des bases même de la théorie économique libérale, qui suppose des acteurs rationnels et éclairés. Or, toute l’évolution récente aboutit à accentuer les situations d’assymétrie d’information, théorisées par des économistes comme Stiglitz, ou Akerlof et Spence, entre ceux qui savent réellement ce qui se passe dans l’entreprise et ceux auxquels une information trop souvent déformée, voire mensongère, est distillée parcimonieusement. C’est vrai bien entendu du grand public, mais aussi des actionnaires, propriétaires théoriques de l’entreprise. Les tentatives pour perfectionner la transparence à leur égard n’ont pas amélioré la situation – qu’il s’agisse de la généralisation de la publication de comptes trimestriels, des engagements de bonnes pratiques et de gouvernance, des mesures, malheureusement souvent trop formelles, mises en place à la suite de la Loi Sarbanes-Oxley aux USA, ou, en matière comptable, de la généralisation de la « fair value », c'est-à-dire de l’évaluation aux valeurs de marché. Les Conseils d’administration eux-mêmes sont souvent mal informés, tenus à l’écart par le management de la connaissance des vrais problèmes de l’entreprise, voire complaisants du fait de leur recrutement au sein d’un cercle étroit où les échanges croisés sont une pratique répandue. Cette situation explique l’opacité complète que l’on reproche aujourd’hui aux « paquets » négociés avec les dirigeants sur leurs rémunérations d’entrée et de départ – « golden hello », « golden good bye », « retraites chapeau », stock options - versées même en cas d’échec, etc. On s’en indigne aujourd’hui, après avoir laissé faire depuis des années…
Le manque de transparence sévit aussi quant au contenu même des actifs détenus par les entreprises, notamment dans le secteur financier. On sait qu’une des causes de la crise a été la fragmentation d’actifs potentiellement « toxiques » en de multiples lignes de crédit remixées plusieurs fois pour former, par voie de titrisation, des fonds de créances, et souvent des fonds de fonds de fonds, dont les détenteurs ne connaissent plus du tout la composition (ce que l’on appelle les « sous-jacents »), et ne sont donc plus capables de mesurer les risques.
Ajoutons à cela l’absence complète de lisibilité des critères des agences de notation. On s’aperçoit aujourd’hui que les ratings AAA, généreusement accordés par ces agences à des fonds de titrisation, correspondaient en réalité parfois à des activités risquées dont la valeur s’est brusquement effondrée. Les critères utilisés pour obtenir ces notations ont toujours été obscurs et l’on comprend aujourd’hui qu’ils étaient, hélas, souvent biaisés. On peut se demander si, au-delà de l’erreur humaine, une partie des dérapages constatés ne vient pas du fait que les agences de notation sont rémunérées par les clients qu’elles notent, - ce qui, malgré toutes les précautions prises, peut influencer le jugement. D’autre part, malgré, là encore, tous les efforts pour instaurer une « muraille de Chine » entre les différentes activités, ces agences pouvaient-elles raisonnablement participer au montage de titrisation auxquelles elles attribuaient par ailleurs les meilleures notes ? C’est pourtant ce qui s’est souvent fait.

2) Une deuxième valeur, dont l’oubli me paraît être intimement lié à la crise financière, est tout simplement la modération – qu’on pourrait appeler, selon le terme anglo-saxon, « rule of reason ».
Modération dans la recherche de rentabilité d’abord. On l’a souvent dit, aucune économie ne peut dégager durablement un rendement réel des activités supérieur à environ 5 % dans le monde occidental, peut-être 10 % en Chine. Or, une course absurde et destructrice à la maximisation du retour sur investissement, a abouti à l’exigence de ROE (return on equity, retours sur fonds propres) au moins égaux à 15 %, quand ce n’était pas 20 à 25 %, voire plus. Ces taux de rendement très élevés ont pu être atteints pendant quelques années par des institutions financières ou même des entreprises, mais au prix d’une prise de risque dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle était insupportable. D’une part les entreprises ont mené un effort constant peut réduire leur base de fonds propres, c'est-à-dire le dénominateur du ROE – d’où les politiques dites « relutives » de rachat et de destruction de leurs propres actions, politiques condamnables à mon sens puisqu’elles se situent directement à l’opposé de la base d’un système capitaliste qui est de réunir des capitaux pour investir et croître, et non pour s’autodétruire. L’autre risque intenable qui a été pris pour doper les rendements est tout simplement l’hypertrophie croissante des montages financiers sans cesse plus complexes, du recours aux produits dérivés, et du développement de ces fameuses activités « toxiques » dont aujourd’hui, chacun cherche à se débarrasser après avoir gagné beaucoup d’argent en les promouvant.
Notre époque a aussi, clairement, manqué de modération dans le niveau des rémunérations des dirigeants. Si compétent que soit un chef d’entreprise, peut-il gagner, comme on l’a vu, plus en un an que mille de ses salariés en dix ans ? Si doué que soit un trader, doit-il recevoir des bonus atteignant parfois des dizaines de millions de $ ? Voici un chiffre précis : la City de Londres a distribué l’an dernier 8,5 Mds de Livres à ses petits génies de la finance : près de 12 Mds d’euros, soit 8 fois le coût de la mise en place du RSA (revenu social d’activité), au bénéfice de 600 000 personnes en France.

3) Le troisième aspect de cette crise morale est, plus largement, la perte du sens des responsabilités. Cette perte est sensible lorsqu’on voit des firmes, pour améliorer leur rentabilité financière, procéder à des licenciements massifs et à des délocalisations. Il est tout à fait normal et souhaitable qu’une entreprise cherche à être profitable, mais elle doit tenir compte aussi des intérêts de la communauté dans laquelle elle vit et de ses salariés, sans lesquels elle ne pourrait continuer à exister. C’est ce qu’on appelle souvent l’intérêt des « stakeholders » (ceux qui ont un enjeu dans l’entreprise) par rapport à celui des « shareholders », les actionnaires.

Quant à l’intérêt de ces derniers, parlons-en : depuis des années, on a justifié toutes les politiques qui pouvaient paraître critiquables du point de vue de l’intérêt général ou de l’intérêt des salariés de l’entreprise par un objectif économique qui rachetait tout le reste : « créer de la valeur » pour l’actionnaire. Le système a paru marcher pendant longtemps ; les cours montaient, les dividendes augmentaient. Aujourd’hui, l’actionnaire se trouve brusquement face à la baisse de moitié de la valeur de son portefeuille, aux réductions ou suspensions annoncées de dividendes, voire, en cas de faillite, à la perte totale de ses avoirs. De même les fonds de pension, qui devaient protéger les intérêts des retraités, perdent beaucoup d’argent sur des placements trop spéculatifs ; la conséquence est que les retraités ou futurs pensionnés de Californie ou des Midlands voient s’évanouir une partie des retraites qu’ils attendaient.

La question se pose dès lors à l’évidence : au nom de quoi a-t-on échafaudé un système qui aboutit à un tel cataclysme ? L’intérêt de l’actionnaire ne pouvait pas être la seule valeur du système libéral ; et il n’est même plus préservé. Il faut désormais reconstruire un système financier et économique qui donne davantage de place à l’intérêt public, à la réflexion et à la raison par rapport aux frénésies spéculatives.
Vaste programme, dira-t-on ? Je vous promets d’esquisser quelques solutions dans une prochaine chronique.

Philippe Jurgensen, professeur d’économie à Sciences Po Paris.



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