La crise : pourquoi et comment ?
Dans cette chronique, l’économiste et professeur à Sciences Po Philippe Jurgensen passe en revue quelques unes des causes qui ont amené la crise financière que nous connaissons en 2009. Des causes, il expose les conséquences et va même jusqu’à se poser la question difficile de la sortie de crise. Un regard quasi-complet sur un phénomène qui touche toute la société.
Chacun s’accorde aujourd’hui pour considérer la crise financière et économique actuelle comme la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et même, en fait, depuis la grande dépression des années 1930. Chacun s’accorde aussi sur le fait que cette crise ne résulte pas seulement des cycles qui conduisent périodiquement nos économies à ralentir – ces crises « classiques » sont dues au ralentissement des gains de productivité en fin de phase d’expansion et au retournement des anticipations -, mais qu’elle provient d’un choc plus profond dû aux excès des marchés.
Alan Greenspan, président de la Banque Centrale américaine, le « Federal reserve system », avait, dès 1996, parlé à juste titre des « exubérances irrationnelles des marchés », sans d’ailleurs rien faire pour y remédier.
Mais, au-delà de ce consensus de départ, les analyses divergent beaucoup sur les causes réelles de l’aveuglement non seulement des opérateurs, mais de tous les dirigeants politiques et économiques, sur les dangers qui s’accumulaient avant l’éclatement de la crise des « subprimes » (crédits hypothécaires à risques) mi-2007.
Passons en revue quelques unes de ces causes. Car même si nous disposons encore de peu de recul, il est évidemment essentiel de tenter de bien comprendre dès à présent les sources de la crise pour y apporter les bons remèdes.
1. La première cause de la gravité de la crise est à chercher dans l’excès de confiance qui l’a précédé. Une longue période de succès a donné à penser qu’on avait atteint une stabilité plus ou moins permanente : une croissance peu inflationniste semblait se prolonger, grâce à l’apport massif des importations venant de pays émergents à bas coût de main d’œuvre comme la Chine et l’Inde ; elle s’accompagnait d’une faible volatilité des marchés de matières premières, de taux d’intérêts et de changes. L’économie mondiale avait absorbé, somme toute sans trop de problèmes, la crise précédente - celle de 2001 provenant de l’éclatement de la « bulle » Internet. Chacun voyait bien, pourtant, de nouvelles bulles se former sur les prix de l’immobilier ou les cours des actions ; les banques centrales, par exemple, s’inquiétaient du risque inflationniste qui en résultait ; mais elles se jugeaient hors d’état d’intervenir, personne ne se sentant capable de déterminer quel est le « bon cours » du baril de pétrole, du mètre carré de logement à Londres ou à Tokyo, ou du cours de l’action Volkswagen.
Cet excès de confiance a conduit à démanteler peu à peu les mesures de précaution. N’oublions pas que juste avant la crise, la mode n’était pas au contrôle mais à la dérégulation… L’économie mondiale s’est trouvée comme une voiture lancée à pleine vitesse dont on aurait peu à peu retiré tous les airbags juste avant l’accident !
2. Un facteur aggravant considérable a, bien sûr, été le succès trop grand de la créativité sur les marchés financiers et les marchés des produits dérivés, qui ont pris un tour de plus en plus spéculatif. Nos petits génies de la finance, recrutés souvent à prix d’or par les banques et les sociétés de courtage, ont monté des produits toujours plus sophistiqués, sur des indices ou des formules de calcul absurdement complexes. Ces produits dépassaient bien souvent la capacité des dirigeants des banques comme des agences de notation et des superviseurs prudentiels pour contrôler leur validité. Seulement, personne n’osait avouer que le « roi était nu », c'est-à-dire que les concepteurs de ces montages – CDO, CLO, ABS, CDS, regroupés dans des « special investment vehicles » - étaient dépassés par leurs propres créations. C’est ainsi que les avoirs des fonds spéculatifs (Hedge Funds) ont été multipliés par six depuis l’an 2000, et que les encours de risques pris sur les produits dérivés, c'est-à-dire les contrats à terme, les options d’achat ou de vente, les couvertures de risque, de taux, ou de devises auraient atteint, selon des évaluations officielles américaines, le montant faramineux de sept cents milliers de milliards (ou trillions) de dollars. Bref, la machine était devenue folle.
3. Un troisième facteur particulier à l’origine de la crise actuelle a été la violence du nouveau choc pétrolier, accompagné d’un emballement des cours des autres matières premières, en 2007 et au premier semestre 2008. Rappelons-nous que les prix du pétrole et de tous les produits de base industriels et alimentaires, depuis la tonne de nickel jusqu’au boisseau de blé, ont au moins triplé pendant cette période, et parfois beaucoup plus. Ce choc violent, transférant du pouvoir d’achat des pays industriels acheteurs vers les pays producteurs, ne pouvait rester sans conséquences ; mais celles-ci ont d’abord été négligées par ceux qui subissaient ce prélèvement, tandis que les producteurs, bénéficiant brusquement d’un enrichissement inhabituel, ne savaient plus où placer leurs liquidités et négligeaient les risques encourus dans leurs placements.
C’est la conjonction de tous ces facteurs qui a donné à la crise actuelle son caractère unique. Elle est marquée à la fois par :
- une chute - sans antécédent récent - de la production industrielle et une franche récession dans la plupart des pays ;
- un effondrement, à la mesure de l’emballement précédent, des cours des marchés financiers et des marchés de matières premières ;
- un manque de confiance généralisé entre les acteurs économiques - chaque entreprise, chaque banque suspectant ses partenaires d’avoir dissimulé leurs risques et leurs pertes, et d’être menacés de faillite ;
- une baisse impressionnante des échanges extérieurs et du commerce international (elle devrait être de plus de 10 % cette année) ;
- un quasi-gel pendant un an des opérations des marchés monétaires, qui n’ont pu se rétablir tant bien que mal que grâce à l’injection massive de liquidités par les banques centrales.
Le bilan de la Banque Centrale Européenne par exemple s’est alourdi de 800 milliards d’€uros de « collateral », c'est-à-dire de titres de qualité plus ou moins imparfaite, en contrepartie de sa nouvelle politique de fourniture illimitée de liquidités à taux fixe sur des durées courtes. La BCE vient de franchir une étape supplémentaire en annonçant un programme de rachat direct sur les marchés d’obligations émises par les entreprises. Comme on sait, les Banques Centrales américaine, anglaise, japonaise, chinoise, sont allées encore plus loin dans leur programme de soutien à l’économie et pratiquent aujourd’hui des taux d’intérêt proches de 0 %.
De leur côté, les Etats ont multiplié les plans de relance, les programmes de soutien aux entreprises en difficulté, et sont intervenus à grande échelle pour soutenir leurs établissements de crédit par un cocktail de mesures allant de nationalisations partielles au rachat d’actifs « toxiques », et à la constitution de « bad banks » pour cantonner ces actifs toxiques, en passant par l’octroi de garanties publiques aux dépôts, à des activités risquées ou à de nouveaux concours à l’économie. Au total, le traitement immédiat de la crise a conduit à un transfert important en contrepartie de risques qui avaient été totalement négligés dans la période précédente.
Comment passer de la crise et de ses traitements d’urgence au rebond que chacun espère ? Tentons de tracer quelques lignes directrices :
- Il ne sert à rien de gaspiller de l’énergie à rechercher des boucs émissaires, si tentant que cela soit. La responsabilité des négligences que j’ai rappelées a été largement partagée. Mieux vaut essayer d’en tirer des principes d’action pour l’avenir.
- Il importe de lutter contre le « court termisme », c'est-à-dire la préoccupation exclusive des prochains résultats au détriment de l’avenir à long terme. Ceci vaut pour les règles prudentielles et comptables comme pour les systèmes de rémunération et d’intéressement dans les entreprises, notamment financières.
- Il faut promouvoir la transparence, notamment sur le contenu réel des produits financiers synthétiques offerts sur les marchés, ainsi que sur le fonctionnement des acteurs de ces marchés qui ne doivent pas être une simple boîte aux lettres placée dans un paradis fiscal.
Il faut pourchasser un peu partout les dispositifs pro-cycliques, c'est-à-dire ceux qui ajoutent la crise à la crise. Le meilleur exemple est celui des normes comptables : la généralisation du principe de la comptabilisation à la valeur actuelle du marché a été un dangereux accélérateur de crise.
- Il faut développer la surveillance prudentielle et la rendre plus multilatérale et moins dépendante de contrôles nationaux, qui ont tendance à jouer la concurrence vers le « moins disant » fiscal et réglementaire. La « pression des pairs » est un instrument important pour imposer des politiques raisonnables.
- Il faut enfin tout faire pour restaurer la confiance. Les anticipations négatives, la préférence systématique pour la liquidité sont aujourd’hui les éléments essentiels de la poursuite de la crise. Rétablir la confiance suppose l’adoption de mesures efficaces pour ramener la transparence et la surveillance. Mais cela suppose aussi l’affichage par les Etats d’une stratégie de sortie de crise claire. A défaut, les acteurs économiques ne pourront que continuer à s’interroger sur la façon dont le surendettement public énorme qui est en train de se constituer, va pouvoir être remboursé.
S’il est permis d’être un peu provocant, observons que, jusqu’à présent, l’économie est toujours sortie des crises nationales ou internationales de surendettement public soit par la banqueroute (qui s’est produite plusieurs fois en France sous l’Ancien Régime), soit par l’inflation - qui a ruiné les rentiers français à l’occasion de chacune des deux guerres mondiales, mais encore plus les prêteurs allemands dans les années 20, ou Latino-Américains dans une période plus récente. Le seul moyen d’éviter une de ces deux issues classiques serait d’écraser d’impôts nos concitoyens, ce qui aurait évidemment pour effet de bloquer la reprise tant attendue…
Comme nul ne peut souhaiter la banqueroute, reste le dérapage des prix, manière plus douce et moins voyante d’effacer une partie de la dette qui est en train de se constituer. Il paraît donc réaliste de penser qu’un taux relativement élevé d’inflation sera présent, qu’on le veuille ou non, dans la sortie de crise. Même si l’idée déplaît souverainement à nos banquiers centraux, il n’y a probablement pas d’autres moyens de solder les excès et les erreurs qui ont conduit à la crise dévastatrice d’aujourd’hui.
Philippe Jurgensen