La France peut-elle vaincre durablement le chômage ?

par Philippe Jurgensen

La chronique "économie et politique" de Philippe Jurgensen a été rédigée à l’automne 2006, alors que paraissaient les chiffres officiels du chômage. Bien qu’ils soient en baisse, ils restent trop élevés. Et paradoxe, les entreprises peinent à recruter. Economiste et professeur à Sciences Po, Philippe Jurgensen expose ici les réflexions que lui inspirent ces chiffres.

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Philippe Jurgensen
Professeur d’économie à l’IEP de Paris, président de la Commission de Contrôle des Assurances et Mutuelles


1. Les derniers chiffres publiés sur la situation de l’emploi montrent que celle-ci s’améliore : avec 30 000 chômeurs de moins en septembre 2006, nous sommes revenus à un taux de chômage de 8,8 % de la population active, le plus bas depuis cinq ans.
Cette performance est d’autant plus encourageante que toutes les composantes qualitatives du chômage reculent : chômage des jeunes, qui reste cependant, à 21 %, beaucoup plus élevé que la moyenne, chômage des femmes, chômage de longue durée, qui atteint encore près de 40 % des personnes en recherche d’emploi, mais recule lui aussi légèrement. Cette amélioration paraît durable, puisqu’elle est à peu près continue depuis dix huit mois, grâce notamment à une meilleure croissance de notre pays. Elle s’accompagne malheureusement d’une certaine augmentation de la précarité puisque près de 80 % des embauches faites l’an dernier l’ont été en contrat à durée déterminée. Il est vrai que ces CDD se consolident ensuite, car neuf dixièmes des contrats de travail en cours sont des CDI. Notons au passage que les emplois-jeunes, suspendus en 2002, ont montré leur capacité à déboucher, dans la grande majorité des cas, sur de vraies embauches.
Faisons-nous mieux ou plus mal que les autres ? En fait, nos 8,8% nous situent dans la moyenne européenne : l’Allemagne a un taux de chômage plus élevé ; les pays scandinaves, grâce à leur effort de recherche et d’innovation, connaissent des taux nettement plus faibles ; il en est de même au Royaume-Uni, mais le « filet de sécurité » social y est plus bas. La performance la plus spectaculaire est en vérité celle de l’Espagne, qui connaissait encore plus de 20 % de chômage avant d’entrer dans la zone €uro, et a aujourd’hui un taux inférieur au nôtre.

2. On ne peut pourtant pas dire que la France a vaincu le chômage puisque plus de 2,1 millions de personnes sont encore à la recherche d’un emploi (sans compter celles qui sont à temps partiel, mais souhaiteraient travailler plus – ces quelques 400 000 chômeurs partiels ont été éliminés des statistiques depuis une réforme il y a dix ans). C’est encore beaucoup trop, car même si nos deux millions actuels valent mieux que les plus de trois millions atteints dans les années 90, il faut se souvenir qu’au cours de la fameuse période des « trente glorieuses », qui couvre en gros la période 1945/1975, notre pays comptait moins d’un million de chômeurs.

Une inadéquation : formation/emplois

Peut-on aujourd’hui espérer vaincre durablement le chômage et revenir à ce niveau proche du plein emploi ? Cela pose tout le problème des inadaptations structurelles. En effet, on doit malheureusement constater que les emplois offerts sur le marché du travail ne correspondent souvent pas aux activités que recherchent les chômeurs ou à celles pour lesquelles ils ont été formés. Si bien que dès que la croissance reprend, on se trouve assez rapidement placé devant un paradoxe, très marqué autour des années 99-2001 et qui réapparaît aujourd’hui : nombre d’entreprises ne parviennent pas à recruter la main d’œuvre dont elles ont besoin, alors même qu’il existe de nombreuses personnes en recherche d’emploi.
Les études très précises qui ont été faites sur ce phénomène par les organismes publics comme l’Unedic ou le Ministère du Travail montrent que nous manquons d’une main d’œuvre adaptée aux « deux bouts de la chaîne » : d’une part des ingénieurs très qualifiés, en informatique par exemple ; d’autre part des candidats pour des métiers relativement astreignants et souvent manuels, tels que jardinier, aide-soignante, chauffeur routier, etc.
Il y a bien sûr aussi des inadaptations géographiques : lorsqu’une entreprise ferme, créant un problème de fort chômage local, il n’est pas toujours facile pour la main d’œuvre d’occuper les emplois qui peuvent être offerts à des centaines de kilomètres de là.

Cette absence de flexibilité de la main d’œuvre a conduit les économistes à forger l’idée d’un niveau de « chômage structurel » minimum qui, à la différence du chômage conjoncturel, ne pourrait pas être résorbé par une bonne conjoncture. Cette approche a été rationnalisée dans la théorie dite du NAIRU, rien à voir avec le célèbre homme d’Etat indien ! NAIRU veut dire « Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment ». Pardon pour cet affreux jargon : cela se traduit simplement par « le niveau minimum de chômage compatible avec une croissance non inflationniste ». Au-dessous de ce niveau incompressible, l’impossibilité structurelle de répondre aux offres d’emploi entraînerait une inflation par les coûts salariaux.
Ce concept est en fait très discutable et l’on peut facilement constater que les niveaux successivement avancés par les économètres comme étant le NAIRU applicable pour la France ou les USA varient constamment ; malgré les savants calculs, ils paraissent bien n’être en réalité que la projection des situations conjoncturelles changeantes !
Si on ne peut donc pas en faire une application trop mécanique, le concept du niveau minimum structurel a cependant un fond de vérité. En réalité, le niveau de chômage dans un pays exprime dans une assez large mesure son degré de résistance aux adaptations nécessaires.

3. Comment réagir ?
Même s’ils désespèrent parfois de trouver la bonne solution (on se rappelle le propos de François Mitterrand : « Pour le chômage, on a tout essayé »), les décideurs politiques ont mis en œuvre des stratégies pour vaincre ce fléau. Ce que l’on peut retirer de l’expérience des quelques vingt dernières années est un succès limité dans l’immédiat et un échec à long terme des stratégies dites « d’enrichissement de la croissance en emplois ». Ces stratégies visaient à obtenir, pour un taux de croissance donné, la création d’une plus grande quantité d’emplois, tant par des aides visant à abaisser le coût du travail, que par la réduction du temps de travail. Elles ont obtenu un certain succès, puisqu’il suffit aujourd’hui de 1,2 % de croissance pour que notre économie commence à créer des emplois, alors qu’il fallait, dans les années 70, 2,6 % ; mais ces effets bénéfiques dans l’immédiat sont très coûteux à long terme, car la contre-partie de l’enrichissement de la croissance en emplois est tout simplement une faible productivité ; le ralentissement des gains de productivité dans les économies continentales européennes, alors même que ces gains s’accroissaient aux USA, est une caractéristique marquante de la période récente.
Nos économistes redécouvrent aujourd’hui une vérité simple : à savoir que la croissance d’un pays est le produit de la quantité de main d’œuvre disponible par la productivité de cette main d’œuvre. Le rapport présenté en 2004 par le groupe Camdessus, tant – et injustement – décrié comme « ultra-libéral », mettait en lumière cette vérité d’évidence en montrant qu’elle est la cause de l’appauvrissement relatif de l’Europe par rapport aux USA : le pouvoir d’achat d’un Français moyen était les 9/10èmes de celui d’un Américain il y a vingt ans ; il n’est plus que les trois quarts de celui-ci aujourd’hui.

4. Devant un tel constat, quels remèdes peut-on, au bout du compte, avancer ? Ils sont facilement identifiables, même s’ils ne feront pas plaisir à tout le monde et peuvent donc être difficiles à mettre en œuvre :

- Les Français doivent travailler davantage et plus longtemps. Croire que notre démographie relativement faible, moins que d’autres en Europe, mais notre population active commencera tout de même à décliner après 2010, aidera à résoudre le problème du chômage est une grave erreur. Au contraire, cette situation oblige, si nous voulons pouvoir faire face aux charges du pays, notamment en matière de santé et de retraites, à ce que la vie active soit plus longue et le nombre total d’heures travaillées par an plus important ;

- Un tel effort ne suffira pas si la main d’œuvre n’est pas formée plus efficacement aux emplois qui lui sont offerts aujourd’hui, et qui lui seront offerts demain. Notre système d’enseignement est trop peu tourné vers l’entreprise et trop éloigné des réalités du marché de l’emploi. Il est par ailleurs évident qu’à notre époque, une formation initiale reçue il y a des décennies ne peut pas suffire et que les réorientations indispensables en cours de carrière nécessitent un effort important sur l’adaptation professionnelle et la formation continue ;

- Enfin, cette analyse souligne, s’il en est encore besoin, à quel point il est important pour notre pays d’innover pour améliorer sa compétitivité, sa productivité et donc sa croissance, et finalement l’emploi.

On le voit, l’heure n’est pas aux lamentations : elle est à l’effort et à la créativité.

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