Une jeunesse sans avenir ?
Le tout nouveau Président de notre République a fait de la promotion de la jeunesse une partie clef de son programme. Il rejoint sur ce point beaucoup d’économistes et de philosophes, auxquels on se ralliera facilement si on considère ces deux faits : d’une part, ce truisme, "les jeunes sont l’avenir du monde" ; d’autre part, ce constat, qui devient lui aussi banal mais plus triste : frappée par le chômage, par la perte des repères (voyez les analyses sur la « génération Y » qui ne respecte plus les conventions sociales) et par le sentiment d’un recul relativement aux générations précédentes, notre jeunesse est de plus en plus désabusée.
Se rallierait-elle à la formule célèbre d’un écrivain d’humeur morose : « la jeunesse ne débouche sur rien ! » ?!
_
Ce désenchantement est un fait préoccupant. Il est sans aucun doute dû en grande partie à la crise, qui réduit les offres d’emploi, fait pression sur les salaires et raréfie les possibilités de promotion. Il est dû aussi au sentiment de déclassement de notre modèle occidental, et singulièrement européen, qui se situe en queue de peloton dans la course à la croissance d’une économie mondialisée.
Mais on peut également l’attribuer, de façon plus originale, à un conflit de générations larvé : il oppose la classe d’âge des « baby boomers », devenus aujourd’hui « papy boomers », mais triomphants tout au long de leurs parcours, à celle de leurs enfants et maintenant petits-enfants.
1. Commençons par rappeler quelques chiffres frappants, en matière de démographie et de chômage :
a) – la population jeune (les moins de vingt ans) est de moins en moins nombreuse, en proportion et bientôt en valeur absolue, en France comme dans le reste de l’Europe. Malgré un vieillissement déjà bien amorcé tout au long du XIXe siècle, les jeunes représentaient encore un tiers de notre population totale il y a un siècle ; ils étaient alors presque trois fois plus nombreux que les seniors (âgés de soixante ans ou plus)[[En 1910, on comptait en France métropolitaine 33,6% de moins de vingt ans et 12,7% de 60 ans ou plus.]].
Cette proportion, tombée à 29,5% après la guerre, est remontée jusqu’à un tiers avec le « baby boom » des années 1947-67[[33,1% de jeunes (et 18% de seniors = plus de 60 ans) en 1970, contre 29,5% de jeunes et 16% de seniors en 1946]]. Depuis, elle chute d’année en année, revenant à moins du quart depuis les années 2000 : 24,4% en 2010. A la même date, la proportion des seniors a doublé, atteignant 22,6%.
Selon les projections de l’INSEE, ils seront plus nombreux que les jeunes dès 2015, et leur prédominance ne cessera de s’accroître : on comptera, d’ici une génération, 3 seniors pour deux jeunes[[Les prévisions de l’INSEE pour 2050 en France métropolitaine sont de 31,9% de seniors pour 21,9% seulement de moins de vingt ans.]] ; et à cette date, les plus de 70 ans seront aussi nombreux que les moins de vingt ans[[La proportion des personnes âgées de 75 ans ou plus dans la population a connu l’évolution suivante : 2,5% en 1910 ; 3,4%M en 1946 ; 4,7% en 1970 ; 8,9% en 2010. Les projections de l’INSEE indiquent une proportion passant à 12% en 2030 et 15,6% en 2050 ; en y ajoutant les personnes âgées de 70 à 74 ans, on atteint 21% en 2050, pour21,9% de moins de vingt ans]].
Cette évolution, qui voit une classe d’âge, naguère prédominante en nombre, et devenir de plus en plus minoritaire, se retrouve à un degré encore plus fort dans les autres pays européens - qui ne connaissent pas le relatif sursaut de fécondité dont bénéficie la France depuis une décennie - et au Japon[[La proportion de moins de 20 ans était déjà tombée en 2007 à 19,5% en Allemagne et 19% en Italie (contre 24,8% en France métropolitaine à la même date) ; ils étaient alors moins nombreux que les sexagénaires dans plus de la moitié des pays d’Europe.]]. Parmi les pays émergents eux-mêmes, la part des jeunes recule : on sait que la Chine, par exemple, qui est encore le pays le plus peuplé du monde, mais connaît un vieillissement accéléré, lui posera de sérieux problèmes à terme.
b) – ces jeunes sont, au moins nominalement, de mieux en mieux formés.
La proportion d’élèves ayant réussi leurs études secondaires et détenant donc au moins le bac, un CAP ou un BEP, dépasse désormais 83% - chiffre certes légèrement inférieur à l’objectif européen de 85% fixé à Lisbonne pour 2010[[Cet objectif de 85% s’inscrivait dans la « stratégie de Lisbonne » adoptée en 2010 pour placer l’U.E. à la pointe de la compétitivité mondiale. La situation réelle s’écarte de cet objectif, puisque la moyenne atteinte en 2009 par l’UE à 27 est de 78,6%. Il est intéressant de relever que tous les grands pays se situent à un niveau inférieur au nôtre : 79,3% pour le Royaume-Uni, 76,3% pour l’Italie, 73,6% pour l’Allemagne, 59,9% pour l’Espagne…]], mais tout de même en belle progression par rapport au niveau de 60% atteint il y a trente ans[[Selon l’enquête emploi de l’INSEE , en 2010, 22,1% des 25-49 ans détenaient au moins un bac, un BEP ou un CAP, contre 59% seulement des 50-64 ans (et 33% des 65 ans ou plus).]]… Cette performance nous situe d’ailleurs au-dessus de nos grands concurrents européens – par exemple, plus de dix points au-dessus du taux obtenu par l’Allemagne.
Quant à l’enseignement supérieur, plus du quart (27% en 2007) d’une génération obtient au moins un DEUG ou une licence, et 15% supplémentaires un BTS ou équivalent. C’est, là aussi, une nette amélioration par rapport à la situation des générations précédentes.
c) - paradoxalement, ces jeunes moins nombreux et mieux formés que leurs aînés trouvent moins facilement un emploi.
On sait que le taux de chômage des jeunes (définis ici comme les moins de 25 ans) est très élevé chez nous : la France compte près d’un demi-million chômeurs de moins de 25 ans ; si l’on inclut les personnes en sous-activité, le chiffre est presque double. Les plus jeunes (15-24 ans) sont trois fois plus souvent au chômage que leurs aînés immédiats (les 25-49 ans)[[Ce phénomène est généralisé en Europe, sauf en Allemagne où le chômage des 15-24 ans n’est qu’1,4 fois supérieur à celui des 25649 ans]]. La proportion de sans-emploi parmi les jeunes Français est de 23% en moyenne et atteint 40% dans les « zones sensibles », où ce niveau très élevé de jeunes sans activité s’enkyste ; il est devenu, comme chacun sait, un problème sociétal.
Ce taux de chômage des jeunes est supérieur de sept points à la moyenne des pays de l’OCDE –même si l’Espagne par exemple fait pire depuis la crise, avec un taux dépassant 40% en moyenne nationale, ce qui veut dire que dans les zones sensibles plus de la moitié des jeunes sont hors du marché du travail. Les projections économiques actuelles montrent que cette situation va encore s’aggraver dans la plupart des pays de l’U.E. Comment s’étonner, dans ces conditions, que la désespérance gagne toute une génération ?
d) - enfin, les perspectives démographiques montrent que le poids de nos retraites pèsera de plus en plus lourdement sur eux.
Le vieillissement global de la population a d’évidentes conséquences sur les retraites et leur financement, puisque les seniors sont plus nombreux et vivent plus longtemps. Au cours des soixante dernières années, l’espérance de vie moyenne s’est allongée de quinze ans, pour les hommes comme pour les femmes[[84,8 ans pour les femmes en 2011, contre 69 en 1950 ; 78,2 ans pour les hommes, contre 63,3 en 1950.]], atteignant près de 85 ans pour ces dernières, et on sait qu’elle continue à s’allonger d’environ 3 mois par an.
La conséquence est que le rapport entre cotisants et retraités ne cesse de se détériorer. Là où, il y a un demi-siècle, quatre actifs pouvaient conjoindre leurs efforts pour prendre en charge un retraité – c’est ce qui advient dans un système de répartition comme le nôtre, où les cotisations des actifs financent « en temps réel » les pensions des retraités - , il n’y en a plus que 2 aujourd’hui et il n’y en aura plus qu’un et demi au milieu de ce siècle[[La situation est pire si l’on considère les seuls effectifs du régime général de la Sécurité Sociale en France : selon la CNAV (Caisse nationale d’assurance-vieillesse), le rapport nombre de cotisants/nombre de retraités était encore de 3,1 en 1975 ; il est passé à 2,2 en 1985, 1,61 en 1995, 1,55 en 2005 et 1,42 en 2010 et devrait se rapprocher de 1,1/1,2 d’ici le milieu de ce siècle.]]. L’évolution est analogue dans les autres pays. Il ne faut pas s’étonner dès lors si les réformes, toujours insuffisantes, se succèdent, chez nous comme chez nos voisins.
Bien souvent en effet, ces réformes sont conduites en dissimulant les vraies difficultés. Faute d’oser les affronter, on les masque soit en ignorant le long terme, soit en retenant des prévisions irréalistes de croissance et d’emploi. C’est ainsi que la réforme de 2010, pourtant considérée comme excessivement rigoureuse par tous les syndicats, ne vise l’équilibre que jusqu’en 2018. De leur côté, les prévisions du Conseil d’Orientation des retraites (COR) qui prévoyaient déjà un déficit de financement atteignant entre 1,7 et 3% du PIB – c'est-à-dire plus de cent milliards d’euros – à l’horizon 2050, sont reconnues aujourd’hui comme exagérément optimistes : elles ont pourtant été actualisées en 2010, mais le ralentissement économique actuel va obliger à les revoir dans un sens encore nettement plus défavorable.
Il n’y a pas de miracle. Si l’on voulait, selon le choix constamment fait jusqu’à présent, préserver le pouvoir d’achat des retraites, il faudrait cotiser toujours plus ; le fait que le retour partiel à la retraite à 60 ans ne pourra, comme cela a été annoncé, qu’être financé par des cotisations supplémentaires, le confirme. Or le départ en retraite, déjà entamé, de la génération du « baby boom », va gonfler les effectifs de pensionnés et obliger à de nouvelles hausses - jusqu’à un point où les cotisations devenant insupportables économiquement, il faudra bien se résigner à réviser les avantages retraites. Ainsi, le jeunes commençant leur vie active ont pour perspective, peu enthousiasmante reconnaissons-le, de cotiser toujours plus pour recevoir moins quand eux-mêmes seront en mesure de bénéficier d’une pension…
2. Un conflit larvé de générations ?
Au–delà de la sécheresse de ces chiffres, une analyse plus sociologique de la situation doit être faite. Cette approche est par exemple celle d’un livre remarquable de Mickaël Mangot, jeune économiste spécialiste de la psychologie des comportements : « Les générations déshéritées[[Editions Eyrolles, 2012. L’auteur, enseignant à l’ESSEC, a obtenu le prix Turgot du meilleur livre économique en 2006.]]»
L’auteur s’interroge : les jeunes sont-ils condamnés à vivre moins bien que leurs parents, « baby boomers », qui ont modelé les comportements collectifs à chaque étape de leur parcours? Et en effet, la génération qui débouche actuellement dans la vie adulte risque d’êtres la première à laquelle on ne pourra pas dire, selon le slogan américain « you never had it so good » !
Citons quelques faits :
- le niveau de vie moyen des retraités est aujourd’hui égal, voire supérieur si on tient compte de la propriété des logements, à celui des actifs ; c’est encore plus vrai, bien sûr, s’agissant des jeunes actifs, toujours moins bien payés[[Voir le rapport du Conseil d’Orientation des retraites « Niveaux de vie comparés des retraités et des actifs » (octobre 2009).]]. En particulier, les revenus des retraités ont crû en moyenne plus vite que ceux des jeunes, que ceux-ci soient actifs ou sans emploi. La situation relative de ces derniers par rapport aux plus âgés s’est donc fortement dégradée; 20% des jeunes sont aujourd’hui sous le seuil de pauvreté[].
- le premier emploi est aujourd’hui le plus souvent un emploi précaire : 80% des nouveaux postes offerts aujourd’hui[[Ce taux très élevé d’offres précaires s’explique en partie, il est vrai, par le fait que ces emplois sont de courte durée, et reviennent donc plus fréquemment sur le marché que les CDI.]] sont des intérims, des CDD, des stages, et près du tiers des jeunes ayant un emploi sont dans cette situation précaire… ; en outre, les jeunes actifs sont dans la plupart des cas les premiers touchés en cas de licenciement collectif, compte tenu du poids des règles d’ancienneté ;
- le « taux d’effort » pour se loger (c'est-à-dire la proportion de leurs ressources qu’ils consacrent à ce poste) est, compte tenu de la flambée des prix de l’immobilier, deux fois plus élevé que celui qu’ont connu leurs parents[[En 35 ans, le taux d’effort immobilier (loyers ou charge des emprunts contractés pour l’achat) est passé de 11% à 28% de leurs revenus pour les moins de 25 ans, de 12 à 22% pour les 25-29 ans, etc.]] ; pour les jeunes, se loger en centre ville devient un luxe inaccessible - en tous cas pour ceux qui ne sont pas aidés.
- le fardeau de la dette a presque quadruplé en quarante ans ; il atteint, comme on sait, 27000 € par habitant[[Cette dette n’inclut pas la dette implicite au titre des engagements pris pour la retraite des fonctionnaires notamment ; cette charge, mise en évidence par le rapport Pébereau en 2005, s’élèverait à elle seule à entre 800 et mille Mds d’€.]]. Autrement dit, rapporté au salaire moyen, il représente une année pleine de travail, contre deux mois et demi dans les années 70. Ce fardeau dépassera à la fin de cette année la barre fatidique de 90% du PIB ; il continuera à s’accroître tant que le budget « primaire » (c'est-à-dire avant charge des intérêts de la dette) de l’Etat, des collectivités locales et de la Sécurité Sociale ne sera pas en équilibre – actuellement, nous consommons à crédit, et aux dépens des générations futures ;
- le déclassement scolaire touche le quart des jeunes, obligés d’accepter un emploi inférieur à leur qualification. Ce phénomène est en partie dû à la dévalorisation des diplômes, peut-être obtenus trop facilement pour certains, mais il s’accompagne d’un sentiment de déclassement social - sentiment exagéré, car « l’ascenseur social » continue à fonctionner dans une majorité des cas, mais fort car la proportion de réussites dans le total a nettement baissé[[Selon un rapport de l’INSEE de 2006, intitulé « le déclassement des jeunes sur le marché du travail » et cité par M. Mangot, on trouvait dans la classe d’’âge 1944-48 (le tout-début du « baby boom ») 2,1 fois plus de personnes qui, à l’âge de 35-39 ans, avaient dépassé la condition sociale de leurs parents que l’inverse. Cette proportion tombe à 1,4 fois pour la génération née vingt ans plus tard.]].
- enfin, le patrimoine est de plus en plus concentré entre les mains des plus âgés, ce qui est dû notamment à l’allongement de la durée de vie. L’accumulation patrimoniale a été maximale pour les classes d’âge nées dans les années 1940, et a décru progressivement pour les générations plus récentes. Si bien que le patrimoine moyen des retraités est actuellement supérieur de 20%à celui des actifs de tous âges.
Au total, la démoralisation que j’évoquais en commençant s’explique bien par des raisons objectives.
Tout se passe comme si la génération du « Baby Boom », parce qu’elle était nombreuse et donc sociologiquement dominante, avait réussi à chaque étape à s’assurer le meilleur lot : des emplois nombreux pendant les Trente Glorieuses, puis stabilisés par les lois sociales protégeant les situations installées ; un pouvoir d’achat en croissance régulière ; un accès assez aisé à la propriété de leur logement, la charge des emprunts étant ensuite érodée par l’inflation ; une couverture sociale généreuse ; un enrichissement patrimonial accru par la flambée des prix de l’immobilier ; et pour finir l’accès à des pensions plus généreuses que celles tant des générations précédentes – moins bien couvertes – que des suivantes – frappées par les restrictions financière dues à un déficit intenable…
Même si la situation des générations plus récentes s’est en réalité également améliorée en valeur absolue, leur amertume, plus ou moins exprimée, s’explique par cette forte divergence.
Ceci devrait amener les nouveaux décideurs à réfléchir à une approche différente de l’équité inter-générationnelle. Est-il encore justifié, par exemple, que des avantages soient réservés aux non-actifs, ou que leur taux d’imposition à la CSG soit plus bas que celui des actifs ?
Est-il sain que les revenus du patrimoine soient moins taxés que ceux du travail ? Est-il équitable que les révisions successives des régimes de retraite, qu’ils soient publics, mutualistes ou purement privés, favorisent toujours le maintien des situations acquises au détriment des intérêts des lignées futures ?
Si on veut éviter que le conflit de générations larvé alimenté par de telles situations ne s’envenime, il est temps - non seulement d’adopter de grands programmes en faveur de l’insertion scolaire et sociale et de la réussite des jeunes, mais aussi d’entamer des approches novatrices sur ces sujets financiers.
Philippe Jurgensen
En savoir plus :
Philippe Jurgensen est professeur d’économie à l’IEP de Paris et président de l'Autorité de Contrôle des Assurances et Mutuelles depuis 2004.
Quelques ouvrages de Philippe Jurgensen :
- Écu, naissance d’une monnaie, éditions Jean-Claude Lattès, 1991 – Ouvrage lauréat du Prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
- L'Euro pour tous, éditions Odile Jacob, Paris, février 1998
- Le Guide de l'euro pour tous, éditions Odile Jacob, Paris, 2001
- L'Erreur de l'Occident face à la mondialisation, éditions Odile Jacob, Paris, 2004
- L'Économie verte, éditions Odile Jacob, 2009
Retrouvez toutes les chroniques de Philippe Jurgensen
Écoutez sur Canal Académie, dans l’émission “Éclairage” la série d’entretiens réalisés à l’occasion de la parution du livre La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse : avec Michel Albert (1/5), avec Marcel Boiteux (2/5), avec Raymond Barre (3/5), Christian de Boissieu (4/5) et Gabriel de Broglie (5/5)