Quand le monde bouscule l’Europe, par Jean-Dominique Giuliani
Quand le monde bouscule l’Europe... Révoltes, crises, guerres, les pays de l’Union européenne ont du mal à s’exprimer d’une seule voix, et cependant, comme le démontre ici Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, ces événements poussent les pays de l’Europe à rechercher l’efficacité stratégique dans la défense et la diplomatie. N’en déplaise aux défaitistes : malgré hésitations et difficultés, l’Europe tient son rang sur la scène internationale.
En ce début d’année 2011, les évènements internationaux s’enchaînent si rapidement qu’ils en bousculent l’Europe institutionnelle. Révoltes arabes, crise nucléaire au Japon, Côte d’Ivoire, n’ont pas vu l’Europe émerger comme une puissance majeure sur la scène internationale.
La nouvelle « ministre des Affaires étrangères de l’Union », Catherine Ashton, a semblé débordée par la mission impossible que lui a confiée le traité de Lisbonne : faire en sorte que l’Europe s’exprime d’une seule voix et son service diplomatique européen, qui se met en place depuis le 1er janvier, n’a pas encore eu le temps de s’imposer comme un outil utile.
L’Europe semble marcher au pas, cherchant à s’entendre, pendant que le monde court déjà. Elle ne parvient toujours pas à se donner à l’international le poids de son économie et de ses réussites internes.
L’unification du continent présente trois caractéristiques :
- Elle est lente et progressive, car nos Etats, aux traditions séculaires, correspondent à une réalité incontournable et décider à 27 est difficile.
- Elle est complexe et technique, car elle organise le partage de pans entiers de nos souverainetés en vue de plus d’efficacité, mais cela demeure un exercice diplomatique et juridique inédit dans l’histoire du monde,
- C’est un projet de longue haleine, qui ne peut que s’inscrire dans la durée.
Et c’est peu de dire que le monde d’aujourd’hui est rapide, simplificateur et pressé !
Pourtant l’année 2010 déjà, sous la pression d’une crise économique et financière venue de l’extérieur, avait testé sa solidité, sa monnaie et son unité. Dans la douleur et sous la pression, les réponses de l’Europe sont finalement venues, à l’initiative de l’Allemagne et de la France. L’intégration économique a plus progressé en un an qu’au cours des dix dernières années et l’Euro, que nombre de commentateurs voyaient disparaître est toujours là, plus fort que jamais de la confiance des investisseurs, deuxième monnaie de réserve du monde.
En 2011, c’est l’Europe stratégique qui est interpelée et l’Union ne semble pas en mesure d’apporter des réponses aussi claires.
Ce sont les Etats membres qui ont agi plutôt que les institutions et beaucoup en concluent que dans les crises, ce sont eux et eux seuls qui détiennent les garanties de dernier recours, la puissance financière ou la force armée. Pourtant à y regarder de plus près, le jugement doit être plus nuancé.
- En réalité, les révoltes arables plébiscitent le mode de vie européen, cette combinaison de démocratie et de prospérité qui n’est possible qu’au moyen de la liberté et d’une vraie solidarité. Le modèle européen a plus fait que tout autre pour réveiller les jeunes et les intellectuels arabes désireux de secouer le joug des dictatures et de participer à la croissance et à la politique mondiales, grâce notamment à Internet et aux réseaux sociaux.
En Méditerranée, la vérité des chiffres oblige à dire que l’Europe et ses Etats membres sont très présents, ici comme ailleurs, au travers de programmes d’aides et d’assistance aux populations, bien supérieurs à ce que toute autre puissance dépense pour le Maghreb ou le Mashrek. On doit faire encore beaucoup mieux, mais l’Europe, qui représente 60% de l’aide au développement distribuée dans le monde, n’est ici pas en retard.
Les vrais problèmes de l’Union restent sa capacité à décider et sa réticence à faire usage de la force au service de sa diplomatie.
- A 27, c’est compliqué. L’Union n’est pourtant pas condamnée à l’inaction. Quelques Etats, comme toujours depuis le début de l’histoire de la construction européenne, entraînent les autres et montrent la voie. En l’occurrence la France n’a pas à rougir. Elle a pris des risques, en Libye, avec la Grande-Bretagne, a su convaincre le Conseil de Sécurité de l’ONU, puis ses partenaires, de passer à l’action. Elle fait de même en Côte d’Ivoire.
- Ne sous-estimons pas cette nouvelle expression de la réalité de l’existence d’une « communauté internationale », qui est celle d’une opinion publique mondiale, qui ne supporte plus d’assister sans bouger aux massacres et à la répression, dont le souvenir hante notre mémoire d’Européens.
- S’agissant du recours à la force, il faut comprendre les hésitations de nos partenaires comme le résultat d’un immense succès. Les Européens, qui ont déclenché au 20ème siècle les deux pires conflits mondiaux, sont désormais convaincus de l’exigence de paix. La leçon a été apprise. Les Européens sont pacifiques et au premier rang d’entre eux les Allemands. C’est un fait historique positif.
- Pour autant, nous devons réapprendre la dure réalité des rapports internationaux, avec prudence et circonspection. Malheureusement l’usage de la force demeure nécessaire, au service du droit, de la paix et de la liberté, à condition qu’il soit encadré, maîtrisé et sa nécessité partagée. La France et la Grande-Bretagne ne doivent pas être critiquées pour l’avoir fait alors que les Etats-Unis, qui en avaient abusé, ont montré un recul nouveau et inédit.
Mais, en tout état de cause, on ne doit pas se tromper sur l’interprétation de ces évolutions.
Certains en concluent trop vite que seuls les Etats peuvent agir efficacement sur la scène internationale et que c’est la fin de l’Europe; d’autres que ces évènements ruinent pour longtemps les efforts de constituer une Europe de la défense et une diplomatie commune.
Ni les uns ni les autres n’ont raison.
En agissant à l’initiative de quelques uns, rejoints ensuite par les autres, les Etats poussent l’Union européenne à rechercher plus d’efficacité, comme elle l’a fait sur le plan économique. Mais ses valeurs s’imposent déjà comme des références attirantes pour tous.
Il reste beaucoup de travail à faire pour l’Europe ; il sera long comme le temps de l’homme, c’est-à-dire celui de son histoire. Mais elle progresse dans le bon sens.
Texte de Jean-Dominique Giuliani 5 avril 2011.
Consulter le site http://www.robert-schuman.eu/