Les légions dangereuses, d’Isabelle Marnier, un chef d’œuvre maudit ?
Isabelle Marnier entreprend le récit de l’aventure de son père, chirurgien de renom qui, en 1941, à 36 ans, s’engage, par anti-communisme, dans la Légion des Volontaires Français, créée par le gouvernement de Vichy pour rejoindre les Allemands contre les Russes. Mais, revirement, le voici peu après dans la Légion Etrangère qui participe à la Libération ! D’une Légion à l’autre, d’où le titre "Les légions dangereuses". Jean Mauduit, s’il apprécie l’histoire et sa sincérité, souligne tout de même plusieurs points dérangeants... S’agirait-il d’un chef d’oeuvre maudit ?
C'est un livre dérangeant, paru aux éditions Jean Picollec, et porte pour titre : « Les légions dangereuses », (19,90 €, présenté par l’éditeur comme un récit). Non pas un récit romanesque mais un récit à plusieurs voix. Isabelle Marnier, l’auteur, entreprend au soir de sa vie, de ressusciter la mémoire de son père, de comprendre son extraordinaire aventure et de démêler, pour elle-même le vrai du faux. Car elle a vécu avec lui un amour fusionnel qui a enchanté son existence mais fortement troublé sa vision du monde – d’autant qu’elle ne l’a vraiment connu qu’à la fin de sa vie et qu’elle avait 17 ans quand il est mort, lui, à 47 ans.
L'histoire n'est pas banale : Chirurgien ORL de renom, il s’engage en 1941, à 36 ans, par conviction anti-communiste, dans la LVF, la Légion des Volontaires Français, créée par Vichy pour aller se battre en Russie aux côtés des troupes allemandes. On le voit en quatrième de couverture du livre, grand, bel homme, le visage marmoréen, revêtu de l’uniforme allemand et coiffé du casque caractéristique. Plus bas, le même, mais au volant d’une jeep et dans une houppelande de l’armée française. C’est qu’à la Libération, pour échapper à l’épuration il se cache chez une de ses maîtresses – c’est un séducteur et un chaud lapin par-dessus le marché – pour s’engager dans la Légion Etrangère et participer à la victoire finale avec les troupes qui envahissent l’Allemagne, où sa bravoure lui vaut deux citations, et d’être proposé pour la médaille militaire. Vient la paix. La Légion part pour l’Algérie, il l’y accompagne et finira pas être rattrapé par son passé puis par mourir d’un cancer, dans les bras de sa fille retrouvée.
Reste que le livre est dérangeant :
- parce qu’il lève le voile sur un phénomène souvent évoqué mais finalement resté mystérieux : l’inconcevable aveuglement d’une extrême droite française ultranationaliste, gavée d’anticommunisme et d’antisémitisme, qui a cru à tous les mensonges de la collaboration pour finir par se battre contre la France.
- parce qu’il s’agit là d’un homme de qualité, d’un grand médecin, courageux et même héroïque, mais que la haine aveugle.
- parce que la sincérité d’Isabelle Marnier, en livrant dans toute sa nudité la vérité de l’univers où se débat son père, propose de la guerre une vision forcément partielle, sinon partiale. Les Russes sont présentés comme un peuple à peine sorti du Moyen Age. Le héros, dans son journal – car Isabelle Marnier coud avec son récit les documents qu’elle a retrouvés après sa mort dans les affaires de son père – le héros raconte l’infinie désolation de la plaine russe, la neige, la boue, l’hiver qui n’en finit pas, le mépris dans lequel les LVF sont tenus par le commandement allemand. Et la faim, la misère physiologique, les poux, la diarrhée. Et l’horreur du froid.
"Mais en lisant cela, dit Jean Mauduit, je ne peux pas m’empêcher de penser que mon père à moi avait froid aussi, derrière les barbelés de Dachau où, entre autres mauvais traitements, il fallait presque quotidiennement, dans la nuit glacée, subir debout d’interminables appels qui pouvaient durer jusqu’au matin. Ces camps d’extermination sont quasiment passés sous silence, et pour cause. Mais il y a plus. Le regard que porte ensuite le héros sur l’armée française où il se retrouve par un tour de passe-passe est toujours obsédé par les mêmes préjugés, la même haine congénitale. Il n’a que mépris pour les FFI, pour les soldats américains, pour les bourgeois français, pour la démocratie retrouvée, pour tout. Il n’a rien appris, rien compris. Voilà ce qui est dérangeant. Car on ne peut pas s’empêcher de se demander : « Combien sont-ils encore de cette espèce aujourd’hui "?
Du point de vue littéraire, Jean Mauduit apprécie néanmoins ce récit à plusieurs voix où l’auteur entremêle à ce qu’elle rapporte les fragments de journal de son père mais également un discours, où se mettant à sa place, elle parle pour lui sans que la typographie ni aucune signe ne nous en avertisse. Et l’on ne comprend qu’en relisant encore et encore. Cela aussi est troublant. Cependant, le livre reste intéressant d'autant qu’on y trouve ça et là une trace vivante de Céline, le docteur Louis Destouches, que le héros a bien connu et qui n’est pas pour rien dans sa décision de s’engager dans la LVF.
En conclusion, ce pourrait être un chef d’œuvre. Mais un chef d’œuvre maudit et pour tout dire un livre de désespérance. Car il n’y pas de rédemption, dans ce monde-là. Reste la compassion, qui est notre affaire à nous.