Portrait de George Orwell
Damien Le Guay nous invite à redécouvrir d’urgence l’œuvre de l’écrivain anglais George Orwell (1903-1950), et notamment sa pensée politique. Homme de gauche, épris de liberté, Orwell incite nos démocraties à rester vigilantes et à défendre le sens moral.
Avec Soljenitsyne vient de mourir le « dernier homme en Europe ». Ce titre devait être celui de l’ultime roman de l’Anglais George Orwell (1903-1950) : 1984. Dans ce livre, Winston Smith, homme parmi les autres hommes, souhaite penser par lui-même, à l’abri du regard de « Big Brother », et vivre comme un être humain. Pour ces « crimes », il sera brisé dans son corps, dans son esprit et dans son âme. Il doit comprendre que « 2 + 2 » peut faire indifféremment « 4 » ou « 5 » selon la volonté du « ministère de la Vérité ». Telle est la vérité des régimes totalitaires.
Soljenitsyne, né 15 ans après Orwell, fait, en 1945, dans une lettre privée, quelques remarques acerbes sur Staline. Il est arrêté et condamné au bagne. Lui aussi devait comprendre.
Pourquoi 1984 et L'Archipel du Goulag resteront-elles comme les œuvres du XXe siècle ayant contribué le plus efficacement à dénoncer la réalité abjecte du monde totalitaire ? Pour avoir relaté en détail l’expérience singulière d’individus les plus ordinaires, brisés par le système concentrationnaire. Pour avoir fait œuvre d’écrivain en luttant contre toutes les putréfactions du langage, et en jetant des torches dans les abîmes politiques du siècle.
La France connaît bien les romans de George Orwell mais commence à découvrir sa pensée politique. Par un petit jeu bien hexagonal, il est classé dans la catégorie fourre-tout des « auteurs pour classes terminales », soit celle des auteurs gentillets pour esprits boutonneux. Il y retrouve Albert Camus, avec lequel les liens de parenté sont nombreux. Prenons-le enfin au sérieux, comme il le mérite !
Un succès tardif de son vivant
Viennent de paraître 80 chroniques, écrites par Orwell entre 1943 et 1948, et regroupées sous le titre À ma guise. Elles sont autant de leçons de journalisme. On y retrouve tout l'esprit d’enquête de terrain de l'auteur, avide de ces détails qui en disent long. Là il s’en prend, d’une manière générale, à la bêtise des journalistes et, en particulier, aux intellectuels de gauche qui, lors du soulèvement de Varsovie, en août 1944, s’alignent sur la propagande soviétique. Orwell défend une gauche libre, non inféodée à Moscou, un socialisme antitotalitaire, soucieux, avant tout, de préserver les libertés individuelles. Cette conviction lui vient de son engagement durant la guerre d’Espagne. C’est ce que montre la biographie, de référence, de Bernard Crick, qui reparaît dans une nouvelle édition. Eric Blair, alias George Orwell, né en 1903 aux Indes, passé par les bancs du collège d'Eton, partit s’engager dans la police coloniale en Birmanie, avant de quitter cette vie toute tracée, pour se consacrer à son seul travail d’écriture.
Il s’installe à Paris et à Londres et connaît une vie d’échecs et de pauvreté. En 1937, il s’engage au coté des républicains espagnols puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, défend, à Londres, dans ses articles et ses livres, une certaine idée de la démocratie au nom du socialisme. Quand parut son dernier roman 1984, il connut enfin la gloire littéraire et l’aisance financière, lui qui n’avait connu ni l’une ni l’autre durant toute sa vie. Mais, malade, il mourut le 21 janvier 1950, six mois après la sortie du livre.
Pourquoi Simon Leys (dans Orwell ou l’horreur de la politique) considérait-il, il y a déjà vingt-cinq ans, qu’il était « urgent » de faire d’Orwell un « usage pratique » ? Urgence que martèle depuis lors le philosophe Jean-Claude Michéa, dont vient de reparaître son intéressant Orwell, anarchiste tory.
Vers une démocratie vigilante
Aujourd’hui, alors que les idéologies se dégonflent, la démocratie semble se retourner contre elle-même. L’ennemi n’est plus à l’extérieur, mais à l’intérieur. Orwell a considéré qu’il fallait certes s’en prendre aux hydres totalitaires, mais aussi défendre une démocratie empirique et sensible - celle qui nous permet d’être heureux. Pour lui, il faut être toujours vigilant.
Vigilance, d’abord, vis-à-vis des risques de corruption de la langue. Sous un régime totalitaire, le « ministère de la Vérité » ne cesse d’organiser ce travail de sape. Il supprime les mots et les remplace par d’autres. Il tord leurs significations et réduit le nombre de mots. Quand meurent les dictionnaires, meurt la liberté. Aujourd’hui encore, nous devons nous prémunir contre cette lèpre du langage, qui prend des formes différentes.
Autre vigilance démocratique : l’idée de la liberté. Celle des modernes consiste à nier toute détermination, toute histoire préexistante, au profit d’une liberté de s’inventer en permanence. Pour Orwell (Michéa le montre bien), la liberté est avant tout « une somme de fidélités et d’habitudes », qu’il faut protéger et partager avec d’autres. Nous sommes loin de cette capacité infinie à être infidèle à soi-même et aux autres. En cela, Orwell est un « anti-moderne ». Pour lui, la liberté est dans les fils noués, les amitiés prolongées, l’amour partagé.
Troisième vigilance : le sens moral. Orwell dénonce cette intelligentsia qui, pour s’être étourdie de théories inhumaines à force d’être trop logiques, a perdu tout sens moral. Or, il insiste sur le caractère naturel de ce qu’il nomme la « common decency ». Cette « décence commune », ce « sens commun » nous avertit presque d’instinct des lignes de séparation entre le bien et le mal. Bruce Bégout, jeune philosophe du quotidien, vient d’y consacrer un bel essai. Il en fait le négatif d’une indécence publique – qui est celle, généralement, des élites politique et culturelle. Elle n’est donc pas une vertu des gens éduqués, nous dit Orwell. Au contraire, elle est commune à tous, donnée aux gens ordinaires, pour mieux résister à l’injustice quand le monde est sens dessus dessous.
Orwell nous donne de belles leçons de civilité, avec cette méfiance vis-à-vis des grands systèmes, ce souci des libertés de proximité, ce goût de la décence et cet attachement pour les fidélités, qui nous font membres d’une communauté. Une leçon pour tous ceux qui souhaitent cultiver leurs vigilances spirituelles et politiques.