Les mots des religions : Soeur Sourire
Soeur Sourire, c’est le dernier film de Stijn Coninx, illustrant la vie de cette célèbre soeur qui rendit célèbre, en 1963, la chanson Dominique dédiée à Dominique de Guzmán, fondateur de l’ordre dominicain dont elle faisait partie.
C’est un destin… Sœur Sourire, de son vrai nom, Jeanne-Paule Marie Deckers, est née en 1933, année qui voit la montée du nazisme dans toute l’Europe. La Belgique des années Trente est une Belgique industrieuse et laborieuse. Dans ce climat difficile, la petite fille devient une jeune fille qui cherche comment donner sens à sa vie dans un univers qui ne lui promet guère que la reprise de la boulangerie-pâtisserie familiale.
Le film librement adapté de sa vie par Stijn Coninx qui vient de paraître sur les écrans (2009) dessine ainsi l’adolescence morne et sans horizon de la fille Deckers. On devine des relations difficiles entre la mère et la fille. La mère, sans doute soucieuse de la vocation d’artiste qui se manifeste chez sa fille, ne l’encourage guère dans cette voie. On devine en elle beaucoup d’hostilité envers le chemin libre qu’essaie malgré tout d’emprunter la jeune fille qui s’essaie alors librement au dessin et à la peinture et gratte la guitare pendant ses temps libres.
Est-ce dans le scoutisme que la future sœur Sourire pourtant née dans un milieu incroyant découvre sa vocation de religieuse ? Ou bien, comme le laisse croire le film, trouve-t-elle une oreille attentive et bienveillante chez le prêtre de la paroisse qui l’invite à écouter son instinct ? Toujours est-il qu’un discernement devient nécessaire : la jeune fille entre comme novice chez les dominicaines du couvent proche de Fichermont, installé à Waterloo, sur les anciens champs de bataille. En 1959, à 26 ans, Jeanne Deckers devient alors postulante sous le nom de Sœur Luc Gabriel.
A travers elle, c’est aussi le symbole d’une Eglise en pleine évolution qui se profile. Sur fonds de concile Vatican II (1962-1965), la jeune femme découvre la vie religieuse et se rebelle rapidement contre la manière dépassée des dominicaines de diffuser la Bonne nouvelle et de faire vivre l’Evangile. Sœur Luc Gabriel rêve d’une Eglise, jeune, moderne, adaptée à la jeunesse de la société en pleine mutation des années qui précèdent mai 68. Elle se met à écrire des chansons, renouant ainsi avec un idéal d’adolescence mais aussi mue par un réel désir apostolique.
Poussée par sa hiérarchie, la religieuse enregistre un disque dont elle négocie les droits avec la maison Philips. En 1963, elle enregistre la chanson qui la propulse en tête des hit-parades de son temps sous le pseudonyme de Sœur Sourire. Très vite, le succès est là. L’Europe francophone toute entière fredonne « Dominique nique nique » - qui raconte la vie de saint Dominique, fondateur de l’ordre dominicain - et enchaîne en boucle la ritournelle de la sœur chantante qui devient véritablement un succès commercial autant qu’ecclésial. Aux Etats-Unis, la chanson détrône même les Beatles et Elvis Presley. The « Singing nun » incarne définitivement le désir de changement d’une jeunesse qui rêve de marcher fleur à la bouche pour inventer une nouvelle manière de vivre dans le monde sans violence et sans guerre.
Le succès a t-il grisé la religieuse ? Ou bien découvre t-elle, à travers cette expérience, que la voie religieuse n’est pas sa vocation ? En 1966, la jeune femme décide en tout cas de quitter l’ordre dominicain et de vivre de l’air du temps et de ses chansons :
« Je réclame
de mes frères
le droit d’évoluer »
dit l’une des chansons de celle qui redevient Luc Dominique et tente de poursuivre une carrière dans la chanson. Mais la chanteuse a des paroles qui font scandale : elle chante par exemple en 1967 La pilule d’or, véritable ode à la contraception qui lui vaut une grande vague d’hostilité. Elle n’a pas non plus compté qu’aucun droit d’auteur ne lui serait reversé en vertu du contrat la liant à Philips et de son vœu de pauvreté. La jeune femme s’enfonce dans la dépression et la mélancolie, victime à la fois de son aspiration à un idéal de liberté devenu cette fois trop révolutionnaire pour son temps et de la machine infernale où l’enferme à présent son anonymat. Les publicistes s’en mêlent et s’en prennent également à la vie privée de Luc Dominique qui tente d’inventer un nouveau genre de vie, entre la vie religieuse et la vie dans le monde avec une ancienne amie de ses années d’études. On lui reproche son homosexualité là où la chanteuse revendique une nouvelle voie religieuse. Les problèmes n’arrivent jamais seuls. Bientôt le fisc belge lui réclame des sommes incroyables sur les montants de ventes de ses anciens disques. La maison Philips qui a touché 95% des dividendes refuse de la secourir.
Les religieuses de Fichermont aident Luc Dominique à acheter un appartement à Wavre à condition qu’elle cesse de dénigrer l’ordre dominicain. Mais la jeune femme, qui a également rompu tous les liens avec sa famille, n’arrive plus à faire face à une déchéance qui s’avère inéluctable à tous points de vue. Elle s’enfonce dans la drogue et l’alcool et décide de mettre fin à ses jours, avec sa compagne, en 1981, à 51 ans.
Cécile de France, qui interprète à merveille le rôle de Sœur Sourire, voit en la religieuse chantante « une grande adolescente, instable et bourrue, qui ne s’est jamais devenue adulte et n’a jamais pu affronter la réalité de la vie ». La tragédie qui transforme la vie de Jeanne Deckers en destin est aussi celle d’une jeune femme qui a confondu instinct et discernement. Le mérite du film de Stijn Coninx est de le montrer sans stigmatiser pour autant une Eglise qui était elle-même à la recherche de sa propre modernité.
Sylvie Barnay est maître de conférences à l’Université de Metz et Chargée de cours à l’Institut catholique de Paris