François Vivez, un navigateur insatiable (7/7)
Un drôle de lascar, ce François Vivez ! Et doté du destin peu commun d’être un des 3 narrateurs du tour du monde de Louis Antoine de Bougainville : récit le plus méconnu, mais aussi le plus véridique et le moins complaisant. Notre héros est oublié, sans doute pour ne pas faire d’ombre à son illustre commandant ; il se démarque aussi du lyrisme rousseauiste de Commerson, son compagnon de bord.
Mais commençons par le commencement : sa famille est gasconne, originaire d’un village proche de Lombez, mais son père Jean-Baptiste, chirurgien de l’Amirauté de Guyenne, est nommé à Rochefort où il termine sa carrière et décède en 1780. François naît donc à Rochefort le 14 septembre 1744 ; la fratrie de 8 compte un autre chirurgien de la Marine royale, son frère Gaspard.
Dès l’âge de 7 ans, François Vivez embarque en 1751 sur le vaisseau le Formidable dont son père est chirurgien-major ; il sert aussi en tant que pilotin, puis intègre en juin 1757 l’école de médecine de la Marine de Rochefort. En pleine Guerre de Sept ans, François, outre les cours, s’occupe des blessés à l’arsenal. A 16 ans, il est nommé aide-chirurgien en mai 1760, navigue sur divers vaisseaux, accomplit 2 voyages en Guyane qui lui laissent une impression sinistre, en raison d’épouvantables conditions sanitaires ; il rentre en 1766 où il est promu chirurgien en second.
Il apprend alors qu’une flûte, L'Étoile, est en armement à Rochefort en vue d’une circumnavigation commandée par Louis XV, afin de régler la cession des Malouines à l’Espagne, et procéder à une exploration de l’Océan Pacifique que le commodore Byron a commencé à conquérir pour le roi d’Angleterre. De Giraudais commandera La Flûte, tandis que Louis Antoine de Bougainville dirigera l’expédition depuis La Boudeuse, en armement à Brest. Cette dernière quitte Brest le 6 décembre 1766 et la flûte, partie de Rochefort le 1er février 1767, la rejoint à Rio de Janeiro d’où les 2 unités appareillent pour le Pacifique en juillet : La Boudeuse et la Flûte ne se quitteront plus jusqu’à l’île de France (Maurice) en novembre 1768.
Pendant ce long périple - dont on a du mal à imaginer de nos jours toutes les incertitudes et les péripéties - François Vivez, outre les obligatoires Écritures de bord, rédigera pour lui-même un récit très authentique, sans fioritures, plein de spontanéité, témoignage inestimable, non dépourvu de critiques et souvent plein d’étonnements, du fameux Voyage de Bougainville.
Au 1er Mai 1767, la flûte arrive à Montevideo : l’occasion pour notre héros de dresser un tableau peu édifiant de la société et de la colonisation espagnoles « un ramassis de paresseux, de débauchés, tous superstitieux et hypocrites » ; il est horrifié par le traitement réservé aux autochtones, maintenus dans leur misère, mais ébloui par la richesse de la nature, sa beauté, la fertilité du sol, l’abondance des troupeaux. Rio de Janeiro, ralliée fin Juin, ne vaut guère mieux malgré sa grande beauté : « habitée par des hypocrites et des barbares ; la canaille y règne, un rosaire dans une main, un poignard dans l’autre.» Les mœurs y sont légères : « L’Inquisition relève l’esclavage des femmes après le coucher du soleil.» Toutefois, il remarque l’intense activité commerciale et la prospérité de certains quartiers. Les relations avec les Portugais sont si difficiles que Bougainville décide de repartir via Montevideo, où différents incidents gâchent l’escale, pendant laquelle Vivez tombe à l’eau en essayant de repêcher un matelot, contracte une pleurésie et manque trépasser...
Le 14 novembre 1767, La Boudeuse et L’Étoile appareillent pour le Pacifique : on connaît la besogneuse route choisie par Bougainville dans le détroit de Magellan : plus de 50 jours dans des vents et courants contraires, des boyaux d’eau dans lesquels il faut rebrousser chemin ; toutefois cette lenteur permet à Vivez de prendre contact avec les Patagons dont l’accueil est aimable et dont il admire « la vigueur, le teint vif, la qualité des dents, leur carrure extraordinaire.» Le contraste est total (et inexpliqué) avec les « sauvages des bois » rencontrés plus loin « petits, malingres, et rachitiques, avides de nourritures et de vêtements.»
Fin janvier, on sort enfin du détroit et la route vers Tahiti est sans problème : l’île est atteinte les derniers jours d’avril : il est grand temps, car le scorbut commence à affaiblir les équipages. Les beautés de Tahiti n’impressionnent pas François Vivez : il est, dans son récit, bien moins lyrique que Philibert Commerson et moins littéraire que Louis Antoine. Par contre, il est totalement séduit par la gentillesse des Tahitiens, « jamais nous ne leur vîmes une arme défensive, mais au contraire des palmes et parures de bon accueil...»
Il est surtout ébloui par la beauté des Tahitiennes, dont il remarque la carnation claire et la peau « lustrée ». Les Français relâchent 10 jours à Hitia'a : observateur fort sérieux, Vivez remarque la qualité de l’eau douce, l’abondance des bananiers, des cocotiers, des arbres à pain, ainsi que la qualité de l’architecture des farés. Il observe le « sens de la hiérarchie » de cette population, la pratique régulière de rites religieux, les tatouages et leur symbolique, les pratiques funéraires, l’usage d’instruments de musique, tambours et flûtes. Il admire l’outillage et le matériel de pêche : les filets en fil de coco « sont bien supérieurs à ceux français ». Il remarque le goût pour le chapardage, le mensonge comme un jeu ; il s’interroge sur la pratique de la polygamie sans en décrypter toutes les règles. Il fait l’inventaire des maladies qu’il peut déceler : celles des poumons, vénériennes, la lèpre, la gale, une forme de rougeole, des toux suspectes.
Quelques incidents gâchèrent la fin du séjour : à la suite de vols, trois ou quatre Tahitiens furent tués par les marins ; il fallut négocier avec le chef, lequel, avec sagesse, recommanda le départ. On fit route alors à l’ouest, vers les Samoa, puis vers un archipel déjà baptisé Nouvelles Hébrides par Cook. Le besoin de bois et de vivres frais oblige à une escale un peu longue pendant laquelle François Vivez observe les « Mélanésiens, vilains, aux cheveux lainés, de taille moyenne, peints en rouge, blanc et noir, souvent couverts de gale et de lèpre, avec des femmes horriblement laides ». Ces gens sont armés, et plutôt agressifs, donc Bougainville décide de continuer vers l’Ouest jusqu’à la Grand Barrière australienne : c’est la partie la plus pénible de tout le périple : la remontée est lente, les eaux sont hostiles, Bougainville ne connaît pas le détroit entre la Nouvelle-Guinée et l’Australie (Torrès), ce qui oblige à un énorme détour pour arriver enfin, en piteux état, en vue de l’archipel des Salomon. « Nous avons failli périr de désespoir, de rage et de peine » écrit Vivez. Mais les habitants se montrent plutôt agressifs, et aucun bon mouillage n’est possible. Enfin, le 7 juillet, une belle baie à l’extrémité de la Nouvelle-Irlande permet de relâcher mais seuls du bois et de l’eau sont embarqués. Les conditions de vie sont très dures, on déplore le premier décès. On répare et nettoie, et le 24 juillet on repart par très mauvais temps, harcelé par les pirogues des Mélanésiens que Vivez décrit avec beaucoup de précision. La Boudeuse et L’Étoile se traînent tout le mois d’août, pour entrer enfin dans la mer des Moluques, où on espère le secours des comptoirs hollandais ; une tortue de 150 kilos permet de mieux nourrir l’équipage. Le 2 septembre, enfin, on mouille à Boucro, mais les Hollandais sont assez peu accueillants, ayant eux-mêmes de gros soucis d’approvisionnement ; toutefois, on se requinque et on répare, et, malgré les pirates, on aborde Batavia le 28 septembre. La suite du voyage est facile et plus paisible : l’escale du Cap est calme, et après un bref arrêt à l’île de l’Ascension, L’Étoile rentre à Rochefort le 24 avril 1769.
Après cette odyssée, François Vivez est nommé chirurgien-major de vaisseau, rembarque dès 1772 sur divers navires, assiste aux combats contre les unités britanniques, se marie une première fois en 1781, participe à la guerre d’indépendance américaine, débarque, malade et devenu sourd, à Boston le 10 décembre 1782, pour y être soigné. Officier de santé de 1ère classe en 1801, il reste désormais à terre, professeur au Collège de santé de Rochefort, ainsi que directeur de divers hôpitaux de la Marine. Devenu veuf en 1787, il se remarie en 1789, choisissant toujours son épouse dans les milieux liés à la marine.
Il n’est pas question ici de retracer toute la vie extraordinaire de François Vivez, toutefois on peut signaler que, comme la plupart des gens de mer, il traversa tous les changements de régimes, de la Royauté à la Restauration, sans états d’âme et, semble-t-il, sans exprimer d’autre opinion que celle permettant de « servir » utilement son pays.
Il se retira du service actif à sa demande, en décembre 1811 à l’âge de 68 ans, et mourut à Rochefort le 3 septembre 1828, à l’âge extravagant pour son époque, et malgré ses rudes embarquements, de 84 ans.
François Vivez n’était ni un savant, ni un naturaliste, mais le sérieux avec lequel il exerça ses fonctions, les témoignages de Jean-René Quoy qui fut son élève, et de Pierre-Adolphe Lesson, sont autant d’hommages à son parcours. Ses qualités d’observateur font de son journal de circumnavigation un témoignage d’une grande justesse, certainement plus fiable que celui de son chef d’expédition. Ce journal apporte peu au plan géographique, n’est ni naturaliste ni botanique, mais il constitue la première véritable observation « ethnographique » des populations rencontrées dans les îles du Pacifique, en Mélanésie et autres lieux, y compris l’Amérique latine et l’Afrique du Sud .
Notes
- En fait, François Vivez nous a laissé 2 versions de son Journal de voyage : le premier, conservé à la Bibliothèque de la Société de géographie de Rochefort a été écrit pendant le voyage, avec quelques modifications et ajouts juste après le retour en France. Le second, conservé à la Bibliothèque municipale de Versailles est plus complet et a été sans doute écrit à la fin de 1773 car on y trouve une allusion au récit publié par Louis Antoine de Bougainville en 1772 et surtout le signalement de la fin de Marion-Dufresne, mangé par les Maoris, qui ne fut connue en France qu’en avril 1773.
- Étienne Taillemitte - Président de l’Académie de Marine - a consacré une assez longue étude à François Vivez, publiée par l’Université Francophone d’Été en 1993, et dont s’inspire la présente chronique.
En savoir plus :
- Consultez les autres émissions de Françoise Thibault
- Découvrez les autres émissions dans la rubrique "des marins et des navigateurs"