Hyacinthe de Bougainville : son 3e tour du monde de 1824-1826 (2/7)
Le troisième voyage autour du monde du célèbre Bougainville est ici relaté par Françoise Thibaut, correspondant de l’Institut, qui a suivi les traces du célèbre navigateur, lors de plusieurs de ses voyages en Asie. Elle est ainsi à même de juger de la pertinence actuelle des notes prises par Bougainville et du désolant retard de la marine française au XIXe siècle. À votre tour, faites escale avec La Thétis et L’Espérance !
Pendant 25 ans la France a interrompu les vastes expéditions maritimes chères à l’Ancien Régime. En effet, de 1789 à 1815, les différentes phases de la Révolution, puis celles du Consulat et de l’Empire, les guerres de coalitions européennes, les affrontements maritimes avec les Britanniques, le Blocus continental, ont conduit à une absence océanique à peu près totale. Il est vrai qu’après Aboukir, puis Trafalgar et Copenhague, la Marine française est bien mal en point, et le commerce maritime a été très handicapé par le Blocus. Bonaparte fut un « terrien », européen, avec peu de souci colonial ou exploratoire de la planète. Il n’en eut pas le temps.
Les Bourbons, restaurés en 1815, souhaitent reprendre la tradition des missions maritimes et les voyages d’exploration : mais il est bien tard : en 25 années les Britanniques ont mis à profit l’absence de concurrence sérieuse sur les océans : ce début du 19ème siècle constitue le socle de l’édification de la puissance maritime, commerciale, puis coloniale de la Grande-Bretagne, qui s’imposera jusqu’à la Seconde guerre mondiale.
Hyacinthe de Bougainville est le fils unique du célèbre Louis-Antoine (né et mort à Paris, 1729-1811), membre originaire de l’Institut, inhumé au Panthéon, navigateur, érudit, mathématicien, mécène d’horticulture tropicale dont le voyage autour du monde avec La Boudeuse et La Flûte de 1766 à 1769 fut un évènement considérable, bien que le Royaume de France arrive fort tard dans les circumnavigations.
Né à Brest en 1781, Hyacinthe continue avec brio la tradition : éduqué par une mère érudite, il intègre facilement Polytechnique en 1798, qu’il abandonne en dernière année - choix très osé pour l’époque - afin de rejoindre en 1800 la seule expédition maritime de quelque ampleur sous le Consulat : celle de l’ombrageux Nicolas Baudin. Il repart en 1803 avec Hamelin. Capitaine de frégate en 1811 après de multiples navigations, baron d’Empire qu’il sert avec zèle, il change de maître sans état d’âme à la Restauration.
Louis XVIII le choisit en 1822 pour diriger une expédition autour du monde afin de « renouer des liens diplomatiques et éventuellement commerciaux dans des régions négligées jusqu’alors ou abandonnées aux Britanniques ». La Thétis appareille de Brest en mars 1824 pour un tour du monde qui durera 27 mois, rejointe en mai à l’Île Bourbon par L’Espérance en provenance de Rio de Janeiro.
Le voyage est fortement centré sur l’Extrême-Orient et la zone Pacifique. C’est le troisième voyage de Hyacinthe dans cette région où le gouvernement de Louis XVIII espère trouver des marchés avantageux. La Thétis n’embarque pas de personnel scientifique. Il s’agit de « se montrer » en mer de Chine et dans le Pacifique, de glaner un maximum d’informations, établir des contacts, rencontrer les quelques négociants français de ces régions, les Princes locaux, en vue de relations futures. Toutefois Hyacinthe se fera naturaliste autodidacte, en compagnie de quelques-uns de ses officiers, afin de rapporter à Cuvier une moisson de spécimens en tous genres. Ce dernier le remerciera dans une lettre extrêmement chaleureuse.
Après la traditionnelle escale à Pondichéry en Inde du sud, les deux frégates passent au large des Nicobar et arrivent à Pulau Penang - l’ île de Penang - que les Anglais n’ont pas encore baptisée Île du Prince de Galles, avant de descendre le long de la péninsule malaise, par Malacca, jusqu’à Singapour.
- À Penang, pour une escale de 12 jours, c’est l’éblouissement : ce comptoir naissant, dirigé par l’infatigable Light, vient de se doter d’un fort en pierres, baptisé Fort Cornwallis (en l’honneur du gouverneur de Birmanie), avec une garnison d’un millier d’hommes. À mi-chemin entre la Chine et l’Inde, au fond du golfe du Bengale, l’ile, très abritée, au climat salubre, est un lieu de transit idéal et rassemble des populations très variées : Babel linguistique et religieuse, Penang compte environ 37 000 habitants (maintenant plus d’1,5 million), commence à se doter d’entrepôts et de villas somptueuses tant chinoises qu’occidentales. Le style anglo-indien trouve ici son plein épanouissement. Penang est un port franc et jusqu’à 300 navires de tous genres s’ancrent dans la baie pour trafiquer épices, huiles, étoffes, porcelaines, et aussi opium et bétel. Bougainville et son équipage sont saisis d’admiration.
- A mi-chemin de la péninsule, Malacca fait triste figure : son heure est passée : les Hollandais ont fini par céder la place aux Britanniques en échange d’une totale souveraineté à Sumatra ; mais les luttes farouches pour garder cette enclave européenne, assez malsaine, sur un estuaire marécageux, ont ruiné ce comptoir ; la malaria y sévit, les entrepôts et la ville autrefois prospères, « s’enfoncent dans la somnolence », écrit Hyacinthe.
- Après avoir refait de l’eau douce, La Thétis et L'Espérance entrent alors dans le détroit de Singapour où elles mouillent le 30 août 1824. Là aussi c’est l’admiration : en 25 ans les Britanniques, en toute tranquillité, ont posé les bases d’une suprématie administrative et commerciale incontestable : créé en 1819, sur une inspiration de Sir Thomas Raffles, alors gouverneur de Java, qui a vu en cette île au fond d’une baie abritée un site d’établissement idéal, Singapour dont le tracé des rues est déjà établi, laisse Hyacinthe et son équipage pantois : ses notes parlent d’elles mêmes : « ...bien que la résidence du gouverneur Crawford soit encore une modeste maison de bois recouverte de feuillages, elle est située sur une colline (le futur Fort Canning) d’où on embrasse toute la rade et la ville ».
Développée rapidement, fin 1824, Singapour compte environ 13 000 habitants dont 150 Européens, presque tous Écossais, 8000 à 9000 Chinois et Javanais, 2000 à 3000 Malais (« indolents, surtout porteurs ou domestiques »), un millier d’Hindous et quelques métis portugais. Il note aussi la présence d’Arméniens « très actifs, aisés ». Ce sont eux, en effet, qui en 1835 construiront la première église en « dur » alors que le Temple protestant est encore en planches et bambous. Il ajoute « …sur ces rives réputées, encore désertes, règnent déjà le mouvement et les embarras d’un grand port ».
Le journal de Bougainville note tous les caractères qui perdurent aujourd’hui dans la Cité-État ; la plupart des bâtiments sont anglais ; beaucoup de jonques chinoises et siamoises. Parmi les produits traités, il note l’importance de l’opium en provenance de l’Inde, réexpédié vers le Siam et la Cochinchine. Bientôt la ferme d’État couvrira les deux tiers des frais de gouvernement avec ses revenus. La ville chinoise, gérée avec rigueur offre un spectacle, d’opulence. La piraterie est importante, mais note-t-il, « les Malais la tiennent pour une profession des plus honorables ». Il trouve la place « peu défendue avec à peine 300 cipayes ». Elle le restera jusqu’à l’attaque surprise de 1942. Hyacinthe trouve les Britanniques « fort inconséquents ».
Pendant l’escale, le vicomte Edmond de la Touanne, peintre de La Thétis, fera plusieurs dessins et aquarelles de la rade et de la ville chinoise, depuis la maison du gouverneur, publiés en 1837.
Les deux frégates appareillent le 4 septembre pour remonter sur Manille où un typhon démâte L'Espérance, dont la réparation traîne en longueur ; finalement La Thétis repart seule le 12 décembre, longe les côtes de Chine jusqu’à Macao et Coloane dont Bougainville note le dépérissement ; il ne pousse pas jusqu’à Hong-Kong pourtant proche, ni Canton : l’imposante forteresse tartare doit lui inspirer de la crainte ! Plus simplement, il a des ordres qu’il suit à la lettre : ne rien provoquer de fâcheux. Le 8 janvier 1825, La Thétis descend vers l’Annam et le golfe du Tonkin où l’Espérance la rejoint enfin. L’Empereur de Cochinchine reçoit somptueusement les deux frégates dont l’escale se prolonge jusqu’en février pour faire route au sud malgré les pirates et les difficultés de navigation : on contourne les centaines d’iles et ilots indonésiens, Maduka, Surabaya où Bougainville apprend le décès de Louis XVIII survenu le 16 septembre précédent : à l’issue d’un office religieux, il fait prendre le deuil à ses équipages.
L’accueil du sultan de Madura est somptueux ; puis deux brèves escales à Lombok et Sumbawa permettent de faire de l’eau et des vivres avant d’entamer la descente vers l’Australie, qu’il se propose de contourner par l’Ouest et la route sud ; le mauvais temps l’empêche de faire escale en Tasmanie à Hobart, mais il arrive sans encombre le 27 juin 1825 en vue de la superbe Baie de Sydney qu’il a déjà visité 23 ans plus tôt avec Baudin ; il va y séjourner, avec ses équipages, près de 3 mois.
Une fois de plus il est ébloui par le rapide développement de cette colonie que Matthew Flinders a fini par baptiser « Australie » au terme de la circumnavigation de l’île-continent qu’il accomplit en 1803-1804 avec son ami le docteur Bass (et son chat Trim). Hyacinthe note : « Ce pays, qui n’était en 1802 qu’un lieu d’exil et de déportation, peuplé uniquement de condamnés et de proscrits, est désormais au premier rang des colonies les plus importantes, aspirant à se gouverner elle-même ».
Très bien reçu par le gouverneur Sir Thomas Brisbane, excellent astronome et correspondant de l’Institut, Hyacinthe se documente très solidement sur le pays, ses ressources, son peuplement et son économie naissante. Il ne cache pas - avec lucidité - son admiration pour l’administration britannique, « la Nation qui possède au plus haut degré la science de la colonisation », et il en démonte les mécanismes : « l’esprit de suite et de prévoyance, une vision globale de l’organisation d’une société, secondée par les habitudes cosmopolites et leur facilité à étendre leur activité de commerce ».
Bougainville analyse les différentes populations, herborise, visite l’outback, les aborigènes, s’extasie sur leur habileté à manier le boomerang, mais les trouve « laids, malingres et repoussants » . Reçu partout avec égards, il observe surtout la population européenne, visite des élevages, des fermes, souvent menées par d’anciens bagnards, mais aussi des familles d’émigrants libres, venus chercher une vie meilleure en ces terres lointaines , côtoie des administrateurs, des militaires. Il trouve la presse locale très « brouilleuse de cartes », la voirie urbaine insuffisante (« à la moindre pluie on patauge dans un bourbier ») ; les voies tracées sont larges mais peu pavées. Sydney compte en 1825 environ 35 000 habitants : elle est la seule « vraie » ville de la Nouvelle-Galles du Sud ; l’habitat est en général de qualité médiocre, mis à part quelques édifices publics et un petit quartier résidentiel. Il signale le nombre élevé de cabarets, l’insécurité nocturne, les ravages de l’alcoolisme, les enfants abandonnés. Dans les grands domaines agricoles où le mouton est déjà roi, les bagnards sont soumis à une rude discipline : l’Australie croit à « la rédemption par le travail » qu’elle pratique encore de nos jours. Il signale enfin, comme à Singapour, la faiblesse de la protection armée : à peine 700 hommes, aucun bâtiment de guerre, ce qu’il trouve fort imprudent.
La Thétis et L’Espérance quittent Sydney le 21 septembre, faisant route plein ouest, sur Valparaiso ; non sans que Hyacinthe observe une dernière fois : « la Nouvelle-Galles du Sud est le chef-d’œuvre de l’esprit de colonisation et tout peuple civilisé doit tendre à imiter un si bel édifice ».
La circumnavigation s’achève à Brest le 26 juin 1826, après un contournement du Horn mouvementé et une brève relâche à Rio de Janeiro.
La France arrive trop tard...
Sur le plan économique et commercial, le périple est sans effet : bien reçu partout, qu’il s’agisse des Britanniques, des Espagnols ou Portugais, des Hollandais, des Princes locaux, Bougainville sait que la France arrive trop tard. Le Premier Empire a scellé la supériorité maritime et ultramarine de l’Angleterre. Les « places » sont prises, l’Australie ne sera pas française… Il faudra faire avec. L’enrichissement fabuleux du Royaume-Uni commence à ce moment avec un sens du « trading and transit » très efficace, remarquablement décrit par Bougainville. Cette fin de décennie est aussi le début de l’envol du commerce de l’opium : le commerce officiel - celui des Fermes - passe de 1040 tonnes achetées en 1824 à plus de 30 000 tonnes en 1835. Les groupes Jardines, Matheson, Dent, Russell, Sassoon bâtissent d’inimaginables fortunes, sans compter la contrebande .
Sur le plan diplomatique, le résultat n’est pas convaincant : tous ces gens « bien installés » sous les tropiques ont juste vu deux frégates battant pavillon français et quelques courtois officiers, rien de plus. Il faudra attendre plus d’un demi-siècle pour que la France, sujette à ses tribulations internes (1830, 1848, 1852, 1870) puisse prétendre à un rôle colonial d’envergure dans cette zone géographique.
Mais Hyacinthe, qui continuera une brillante carrière jusqu’en 1846, a rapporté de son périple une masse considérable d’observations et de renseignements de tous ordres, lesquels s’avèreront fort utiles. On ne peut qu’admirer la finesse de ses remarques, leur modernité, et son ouverture d’esprit. Ces observations, les courts « tableaux de moeurs » de ses carnets, brossés il y a presque 200 ans, les habitudes, les paysages, les caractères, les trafics restent d’actualité, dépeints avec justesse et talent. Ce qui laisse à penser que nature et peuples ont d’indélébiles caractères, lesquels passent à travers le temps.
Texte de Françoise Thibaut.
Sources :
Cette communication est enrichie des travaux d’Étienne Taillemite, membre de l’Académie de Marine et de Paul Butel. Les carnets de voyage de Hyacinthe de Bougainville ont été consultés à la Bibliothèque Historique de la National Library de Singapour. Le Musée Maritime de Macao garde aussi une trace du bref passage de La Thétis, Prints and paintings in Singapore through the 19th century (éditions du National Museum of Singapore), livre de précieux renseignements sur l’escale des deux frégates françaises et le travail d’Edmond de la Touanne.