Histoire du climat avec Emmanuel Le Roy Ladurie : l’historien pionnier (1/6)
Dès les années 1950, alors qu’il travaille à sa thèse sur les paysans de Languedoc, Emmanuel Le Roy Ladurie commence à s’intéresser au climat. Plus d’un demi-siècle plus tard, il continue d’écrire sur le sujet. Retour en sa compagnie sur la genèse et les méthodes de l’histoire du climat. Emmanuel Le Roy Ladurie est le président de la section Histoire-Géographie de l’Académie des sciences morales et politiques.
Il en est de certaines phrases comme des souvenirs d’enfance : ils restent durablement ancrés dans notre mémoire. Le début de La Recherche du temps perdu : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure…» ou celui de Salammbô : «C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar» appartiennent à cette catégorie. D’autres phrases, anodines a priori, peuvent décider de l’orientation d’une carrière. Pour Emmanuel Le Roy Ladurie (ELRL), ce fut : «Les glaciers alpins avancent à la fin du XVIe siècle», phrase qu’il avait lue, jeune chercheur, sous la plume de son maître Fernand Braudel, qui la tenait lui-même d’un glaciologue italien, Monterin.
Dire que cette simple phrase décida seule de l’orientation des recherches d’ELRL serait grotesque, mais il n’est pas douteux qu’elle constitua un « moment » dans sa carrière. Et ce d’autant plus qu’il s’agissait alors d’un terrain vierge de toute étude, ce qui aiguisa l’appétit de l’historien.
Il y eut donc cette phrase. La destinée familiale le conduisit aussi naturellement à s’intéresser au climat. Fils d’agriculteurs du Calvados, ELRL fut sensible, enfant, aux incidences de la météo sur les récoltes. Il rompra les amarres avec l’univers familial et paysan pour s’en aller étudier à Paris, d’où, l’agrégation en poche, il partira pour Montpellier, lieu de sa première affectation. Là, il se lança dans un vaste travail d’histoire agraire, qui débouchera en 1966 sur la publication de sa thèse : Les paysans de Languedoc, 1294-1324, dont le premier chapitre a pour thème le climat.
De l’histoire agraire à l’histoire du climat, il n’y a qu’un pas, qu’ELRL franchit naturellement, « par une transition logique et même obligatoire », écrit-il en introduction de son Histoire du climat depuis l’an mil, parue en 1967. Et l’historien de continuer : « Il y a une vingtaine d’années, j’étudiais, archives et cadastres en main, l’histoire en France de certains groupes paysans aux XVIe et XVIIe siècles. Or les documents qui concernaient ceux-ci s’avéraient, comme il est normal, d’une extraordinaire richesse quant à la chronologie du climat ; sans cesse, au fil des vieux textes, venaient me frapper les notices météorologiques d’hiver glacial ou d’été pourri, dont les mentions accompagnaient les indications de mauvaises récoltes, de famines, de disettes ou parfois d’années d’abondance. Calamités ou bénédictions climatiques accablaient ou comblaient, selon les cas, les ruraux des sociétés traditionnelles. Il était bien difficile pourtant de prétendre faire la lumière sur la météorologie d’autrefois à l’aide de ces seules données descriptives, si passionnantes qu’elles pussent être, tant ces notations manuscrites sur le climat, tirées du livre d'oraison d’un curé, ou du registre illisible et vermineux d’un notaire, semblaient fortuites, décousues et comme inaptes à l’organisation d’un savoir. »
Dendrochronologie, phénologie, glaciologie : le triptyque de l'histoire du climat
Le problème auquel était confronté ELRL se posait dès lors en ces termes : comment parvenir à une étude scientifique du climat, en historien s’entend, pour les siècles antérieurs au XIXe, à partir duquel les données quantitatives sur les précipitations et les températures sont nombreuses et fiables ? C’était sans compter sur des méthodes qui ont largement fait leur preuve pour l’étude du climat : d’une part, la dendrochronologie, soit l’analyse des anneaux des arbres (tree-rings), en particulier pour l'Amérique le séquoia, véritable livre d’histoire du climat ; de l’autre, la phénologie, c’est-à-dire « l’étude des variations, en fonction du climat, des phénomènes périodiques de la vie végétale et animale » (Le Petit Robert). De ce point de vue, les bans des vendanges sont d’une aide très précieuse en ce qu’ils permettent de remonter très loin dans le temps. Deux noms oubliés doivent être ici cités : Alfred Angot, «le grand météorologiste français de la fin du XIXe siècle» selon ELRL, et Marcel Garnier, adeptes de la méthode phénologique.
La dendrochronologie et la phénologie formaient avec la glaciologie le triptyque sur lequel ELRL allait fonder son travail. Les glaciers en effet, selon qu’ils avancent ou qu’ils reculent, en disent long sur le climat et ses fluctuations. Ce qui passait par des études sur le terrain, auxquelles se livra ELRL à Chamonix, Courmayeur, Grindelwald, etc., mais aussi par la lecture d’articles savants parus dans des revues spécialisées, connues des glaciologues mais ignorées des historiens.
Une fois « digéré » et rassemblé l’ensemble de ces sources éparses, il restait, en bon historien, à en faire la synthèse, ce à quoi s’attela ELRL avec son Histoire du climat depuis l’an mil. Depuis, bien d’autres livres ont suivi, le dernier en date portant sur les fluctuations du climat depuis l’an mil, sans oublier l’Histoire humaine et comparée du climat, en trois volumes.
Pour en savoir plus
Cette émission est la première d'une série de six sur l'histoire du climat. Le prochain thème sera : Révolution française et climat.
- E. Le Roy Ladurie sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques.
- E. Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc, 1294-1324 (thèse), 1966.
- Histoire du climat depuis l'an mil, Flammarion, 1967.
- Histoire humaine et comparée du climat - tome I : Canicules et glaciers, XIIIe - XVIIIe siècle ; tome II : Disettes et révolutions, 1740-1860 ; tome III : Le Réchauffement de 1860 à nos jours, Fayard, 2004-2009.
- Trente-trois questions sur l'histoire du climat. Du Moyen Age à nos jours (entretiens avec Anouchka Vasak), Fayard, coll. «Pluriel», 2010.