Alain Pons : portrait d’un philosophe sceptique modéré
Alain Pons est philosophe, spécialiste de la pensée du XVIIIe siècle. Il a enseigné la philosophie politique à l’université de Paris X Nanterre et est membre correspondant de l’Institut à l’Académie des sciences morales et politiques. Il est considéré comme le meilleur spécialiste français de Giambattista Vico (1668-1744) précuseur de la philosophie historique – et d’une manière générale de la pensée humaniste italienne.
_
Alain Pons est correspondant à l'Académie des sciences morales et politiques depuis le 21 juin 2004. Il a fait sur Giambattista Vico une communication devant cette Académie, le 31 mars 2003, que l'on peut écouter Giambattista Vico (1668-1744) auteur de la Science nouvelle.
Damien Le Guay, qui fut son élève, a souhaité interrogé ce philosophe discret, proche de Raymond Aron et de Kostas Papaïoannou, ami de longue date de Pierre Manent, Jean Baechler et d’Alain Besançon.
Etant donné qu'Alain Besançon, de l'Académie des sciences morales et politiques, avait parfaitement présenté Alain Pons, devant la Société des Gens de Lettres (en 2003), il nous a semblé intéressant de reprendre ici ce si beau portrait d’un homme et d’une amitié commune parce qu'il détaille tout à la fois la personne d'Alain Pons et son oeuvre philosophique.
Mon cher Alain,
On ne parle bien que de ceux que l’on ne connaît pas... Toi, je te connais depuis une bonne quarantaine d’années, je déjeune régulièrement avec toi, dîne souvent, téléphone à tort et à travers, si bien que je ne sais pas par quoi commencer ! « Il se tut, il avait trop à dire » lit-on dans La Fontaine. Mais surtout, cela me condamne à ne dire que la vérité.
Le commencement se trouve dans l’appartement minuscule que ton ami de longue date, Kostas Papaioannou, remplissait de sa vaste présence. Je revenais juste de Russie où j’avais passé un an. C’était donc vers 1962 ou 1963. L’amitié, chez Kostas était communicative. Nous sommes donc devenus amis. Tu n’as pas changé, ou plutôt je n’ai pas remarqué que tu aies changé depuis cette première rencontre.
Si je veux prendre une vue globale de la relation qui s’est nouée entre nous, je dirais qu’au regard de mes écarts de pensée, de mes enthousiasmes non justifiés, de mes fredaines intellectuelles – de mes fredaines en particulier – tu as toujours représenté l’élément raisonnable. Sobre devant mes ébriétés, judicieux quand il s’agissait de rendre un jugement de vérité, infaillible si c’était un jugement de goût. Quant à la qualité de cette amitié, j’en juge par la fidélité que tu as portée à Kostas, éditant ses manuscrits et lui élevant un tombeau dans une brochure où tu nous réunis tous – avec Jean Blot présent au premier rang. Je souhaite que le moment venu tu m’en élèves un aussi beau !
J’ai assez parlé de l’homme. Il faut maintenant que je m’étende sur l’œuvre. Ta vie. Ton œuvre. Je ne parlerais pas de ton enseignement. L’un de tes collègues m’a dit que tu avais été l’honneur de l’université de Nanterre.
De ton œuvre, je n’ai pas tout relu. Dans une vue d’ensemble, elle s’oriente vers deux pôles.
A/ Le pôle du XVIIIe siècle. Il y a une évidente affinité entre toi et ce siècle. Par opposition sans doute au XIXe siècle, siècle tapageur des grandes synthèses, des grands systèmes, des grands monuments de pensée. Tu t’en es instinctivement tenu à l’écart, non que tu l’ignores, mais ton scepticisme modéré, trouve à y faire trop d’objections. Tu es un sceptique modéré mais non pas modérément sceptique. Ce qui fait, aussi, que le XVIIe siècle, trop grave, trop tourmenté par la foi, n’est pas non plus le siècle où tu as pris tes aises. Mais de Fontenelle à Diderot, en passant par Voltaire, tu es chez toi. C’est pourquoi tu as écrit sur l’Encyclopédie deux volumes précieux qui me dispensent de m’encombrer de tout ce dictionnaire. Tu préfères parler de Condillac que de Feuerbach ou de Marx, non que tu dédaignes ces derniers, ni que tu ne gardes le sens des proportions, mais Condillac est de ton monde et pas tellement ces Germains trop gros et exagérément barbus. De plus, il a été le précepteur du prince de Parme. Ce qui nous conduit vers l’autre pôle.
B/ Le second pôle : l’Italie. Au sortir de l’Ecole Normale, alors que plusieurs de tes condisciples choisissaient, pour leur malheur, de s’intéresser à la Russie, toi tu pris le chemin de l’Institut Benedetto Croce à Naples. C’est un scandale et le signe d’une triste folie que ta génération ait fourni tant de slavistes, malheureux ou stériles, et si peu d’italianistes. Comme si cette génération avait voulu se punir en allant explorer les steppes barbarisées par le communisme, et avait tourné le dos aux pays où fleurit l’oranger – ce pays qui est notre mère commune et le seul qui, lorsque j’y voyage, me dispense une douce leçon de vraie civilisation et de vie.
Tu es donc devenu un des grands maîtres en France de la civilisation italienne. Celle du XVIe siècle, avec les travaux que tu as consacrés à Baltasar Castiglione et à Guichardin. Deux hommes avec qui tu as des points communs. Castiglione fixe, avant que la France l’imite, le type de l’honnête homme, peut être moins compassé, plus désinvolte que ses disciples français. Guichardin peint, avec une lucidité machiavélienne, mais sans la méchanceté et avec plus d’ampleur, le malheur de l’Italie saccagée par les rustres Français et les Espagnols cupides. Tous deux sont des hommes de cour, de bons serviteur de l’Eglise, mais sans bigoterie, sans dévotion même, peut être sans foi – au sens moderne du mot. Les deux pôles alors ne s’opposent pas. Mais, ce que je viens de citer et qui aurait suffit à assurer la réputation d’un grand scholar, n’est cependant à tes yeux que de la petite monnaie en comparaison du grand œuvre, l’œuvre de toute ta vie, à savoir : Vico.
Vico, le plus grand philosophe de l’Italie moderne, n’allait jamais obtenir de l’érudition française une édition convenable. A la place : des extraits ou des éditions inutilisables. Pourquoi ? Parce que c’était trop difficile. Pour entrer dans Vico, il faut connaître à fond le latin classique, le latin universitaire de la Naples du XVIIIe siècle, l’italien, le napolitain, le droit romain, les mythographes de la Renaissance. Il faut avoir fait sienne la culture baroque foisonnante, désordonnée, non cartésienne, anti-cartésienne, et cette Italie savante, rhétorique, poétique, encore catholique avec qui la France des Lumières a rompu à son détriment. Pour un français d’aujourd’hui, Vico évoque le fatras chatoyant des auteurs du XVIe siècle et, en même temps, les grandes gnoses historiosophiques du XIXe siècle. Deux illusions. Deux erreurs. Il est un auteur du XVIIIe siècle, un presque contemporain de Montesquieu. Le traduire, l’éditer critiquement, le commenter, l’éclairer, donner à la France le premier Vico sérieux, peut être le Vico définitif, tel a été l’exploit d’Alain Pons et le chef d’œuvre longtemps attendu, applaudi par les doctes, et, pour les ignorants comme moi, la découverte d’un continent.
Et puis, pour te reposer, tu as écrit à quatre mains un Lady Hamilton. Les deux mains supplémentaires sont celle d’Anne, ton épouse, dont l’élégance et la beauté ornent ton coté avec une stabilité fidèle que le bon sir William Hamilton pourrait t’envier, pour l’admiration de tes amis et dans une affection conjointe. Triste histoire, celle d’un Casanova de l’autre sexe subissant les rigueurs implacables du pays de la common law et de l’Eglise high and dry. On demandait à Oscar Wilde quelle église était la meilleure : l’anglicane ou la catholique. Il répondit : « L’Eglise catholique est celle des pécheurs ; pour les decent people, l’Eglise anglicane suffit. » La pauvre Emma n’était pas decent. Elle vit pendre à la vergue de l’affreux Nelson la belle noblesse de Naples, pour finir presque aussi tristement que Tess of d’Uberville, bénie cependant par l’Eglise papiste dans le cimetière froid et pluvieux de Calais.
Tu es, mon cher Alain, d’une promotion normalienne de philosophes qui produisit des esprits mirobolants, des faiseurs d’opinion, des bêtes médiatiques. Cela ne correspondait pas à tes goûts ni à tes ambitions. Tu es du pays de Chardonne et de Jean Monnet. Dans la France d’après-guerre, il y eut place pour le fracas du grand style gaullien et pour les réalisations discrètes, mesurées, cependant originales, efficaces et durables d’un Jean Monnet.
Acceptes-tu que je te place à coté de lui, dans l’Europe charentaise de bons esprits ?
Alain Besançon
En savoir plus :
- Alain Besançon à l'Académie des sciences morales et politiques