Charles Le Quintrec : poésie, Bretagne, spiritualité
Charles Le Quintrec est un nom qui peut se traduire en trois mots : poésie, Bretagne, spiritualité. Homme de la lande bretonne. Homme de foi. Et surtout Homme du verbe, qui plaça la poésie au centre de tout. François-Pierre Nizery, lui-même écrivain, poète et breton, lui consacre cette chronique.
Voici une chronique consacrée au parcours d’un homme, d’un poète, qui aura, nul n’en doute, marqué son temps, une chronique qui est surtout l’écoute d’une voix, même si cette voix s’est tue le 14 novembre 2008 et doit aujourd’hui emprunter d’autres voix pour se faire entendre.
Charles Le Quintrec s’est éteint, comme on dit, après 82 ans d’une vie tout entière consacrée à la magie des mots. Peut-on dire d’une telle vie qu’elle s’éteint ? Non bien sûr. La magie des mots ne s’éteint pas. Elle continue d’éclairer le regard de ceux qui l’écoutent.
Né en 1926 à Plescop dans le Morbihan, un village situé à quelques kilomètres au nord-ouest de Vannes, il passe son enfance dans un milieu rural très pauvre. Il écrit ses premiers vers à 12 ans, à un moment, dit-il dans la préface de son œuvre poétique Terre océane, publiée chez Albin Michel en 2006, à un moment où « après une lecture sur les joies de la fenaison, à rimer les serpentements de rivière et la douceur de marais. Ce ne fut qu’un feu de paille, mais un peu de braise demeura sous la cendre. »
Le feu va renaître lorsque, à l’âge de dix-sept ans, il séjourne dans un sanatorium à Évreux pour y soigner une tuberculose. C’est là, pendant ce temps de repos forcé, qu’il se plonge dans la lecture des grands de la poésie de Villon à Leconte de Lisle et se met vraiment lui-même à l’écriture. Toujours dans la préface de Terre océane, il décrit ainsi cette nouvelle naissance : « Je recherchais l’image jusqu’à la métaphore, aussi la musique que les mots font entre eux quand il arrive qu’on les convoque avec amour pour des noces. […] Je ne me détournais pas du discours dont il est dit tant de mal aujourd’hui. Je lui préférais cependant la fulguration, la pulsion médiate, tout ce que la pulmonie permet de souffle et de ferveur. Dès mes premiers textes, je plongeai en plein mystère. J’en aimai les lunes pâles au fond des lacs, les souterrains, les gouffres. Il m’était alors agréable de penser avec Malcolm de Chazal que « la poésie n’est pas autre chose que l’art d’écrire l’invisible ». »
Depuis ce temps de vie recluse dans un sanatorium, Charles Le Quintrec n’a plus cessé d’écrire. Après un contact avec Hervé Bazin, qui l’encourage à venir s’installer à Paris, il s’éloigne un peu de la vie quotidienne en Bretagne sans jamais la quitter, sans jamais la chasser de son âme et retournant s’en nourrir sans cesse. Lecteur infatigable, il devient critique littéraire à Ouest France, où il restera une quinzaine d’années, bâtissant en parallèle une œuvre littéraire abondante où la langue poétique se coule dans tous les genres, des vers et des rimes au roman en passant par l’essai, le récit, le journal, la nouvelle.
Il est évidemment impossible de mentionner tous les titres, une cinquantaine au total, qui composent une telle œuvre. Citons simplement, outre son dernier roman, Les enfants de Kerfontaine, publié chez Albin Michel en 2007, le recueil de morceaux choisis (choisis par lui-même) de toute son œuvre poétique, Terre océane déjà cité, ainsi que Les Chemins de Kergrist, un roman couronné par l’Académie de Bretagne, La Ville en loques, Le Christ aux orties, La Querelle de Dieu, La Traversée du lac, Une Enfance bretonne, Le Pèlerin de Saint-Roch, des romans tous publiés chez Albin Michel. Mentionnons également le fameux Bretagne est univers, publié aux éditions Ouest France en 1988, et la non moins fameuse anthologie Poètes de Bretagne, récemment rééditée, revue et enrichie, aux éditions de La table Ronde. Mentionnons encore Les Noces de la Terre, un recueil de poésie publié chez Grasset en 1957 qui lui valut le Prix Max Jacob, l’un parmi les nombreux prix qu’il reçut, dont notamment, pour l’ensemble de son œuvre, le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres et le Grand Prix Catholique de Littérature. Enfin, comment ne pas mentionner tout spécialement, ici sur Canal Académie, Le Songe et le Sang, le recueil de poésie publié chez Albin Michel en 1978, qui lui valut cette année-là le Grand Prix de Poésie de l’Académie française.
Et puis comment parler de Charles Le Quintrec sans parler de la Bretagne, de sa Bretagne, car chacun sait que la Bretagne des uns n’est pas la Bretagne des autres. La sienne, celle qu’il porte à bout de bras dans toute son œuvre, c’est la Bretagne du sud, celle du Morbihan qui l’a vu naître. Par la suite, devenu « parisien », il s’installera, pour se ressourcer, de l’autre côté de la « frontière » du Morbihan, à Moëlan, aux environs de Quimperlé dans le Finistère sud, mais le pays natal reste en lui.
Breton du Sud, Charles Le Quintrec l’est jusque dans sa physionomie, dans ce visage arrondi qui est souvent la marque de ceux d’en bas en Bretagne, par contraste avec le visage long et blond de ceux d’en haut. Cliché me dira-t-on ! certes, mais tous les clichés, si propre à éveiller la curiosité de celui qui regarde ou écoute, insuffisant évidemment à cerner l’âme d’un homme qui fut d’abord et avant tout un homme de la terre.
Autre cliché bienfaisant qui distingue en Bretagne ceux de la mer et ceux de la terre, ceux de l’Armor et ceux de l’Arcoat. Les deux se côtoient, se regardent à peu de distance mais vivent dans deux mondes que tout sépare tout en se nourrissant l’un de l’autre. Le titre voulu par Charles Le Quintrec pour ses morceaux choisis de poésie, Terre océane, exprime bien l’irrésistible attraction de ces deux mondes, cette alliance de la terre et de la mer qui fonde l’esprit breton.
Charles Le Quintrec, lui, même s’il naît à quelques kilomètres seulement de l’océan, tout près de Vannes et du Golfe du Morbihan, est un homme de la lande, des bois, de la ferme où s’entendent le caquetis des poules, le beuglement des vaches, le grognement des cochons plus que le rire des mouettes. Lorsque Julien, le jeune homme recueilli par la châtelaine de La Boulardaie, dans Les Enfants de Kerfontaine, s’en va, en compagnie de sa protectrice, voir la mer qui n’est pas loin, on a l’impression qu’il regarde un paysage lointain, presque étranger. La mer l’attire, le fascine même, il veut devenir marin, mais ce n’est pas lui, ce n’est pas son âme, c’est l’attrait de l’inconnu. Son monde à lui est celui de la forêt, là où se côtoient la lune et les korrigans, les fées et les enchanteurs. Même à la ville, à Vannes, qui n’est pourtant pas une énorme métropole urbaine, surtout à l’époque, on se sent un peu perdu quand on est un jeune homme de la campagne dans les années 30, aux aurores de la guerre (Charles Le Quintrec fut sans doute un peu ce jeune homme). Un peu perdu, mais intrigué, toujours en quête de cette chose qui manque à son âme et qui n’est pas la mer, qui ne peut pas être la mer, cette chose qui serait une sorte de réponse de la ville aux cris et chuchotements de la lande et des marais, de la forêt et des rivières.
C’est au hasard d’une rencontre improbable que Julien semble entendre cette réponse. Un tohu-bohu indescriptible secoue la ville, d’habitude si calme. Une horde « de gueux à têtes vitriolées et de poissardes en cheveux, pires que des furies. » parcourt les rues et les transforme en une scène étrange où les arrières de la forêt et son cortège de petits diables semblent s’être donné rendez-vous dans la ville. « C’étaient Breughel le Vieux et Jérôme Bosch dans le même tourbillon ! » L’imaginaire lunaire de la Bretagne profonde rejoint l’extravagance des pères fondateurs du surréalisme belge. Charles Le Quintrec invite la Flandre à Vannes. Il semble assis, là, au milieu, et y aller de son verbe truculent. Étrange pour un homme d’un pays qui n’a pas la réputation d’être si exubérant. Les petits diables se cachent dans les bois en Bretagne. Seule la lune les y surprend. Mais la Bretagne est une si ancienne terre de métissage. Rien d’étonnant à ce qu’un peu de truculence à la belge s’y installe et s’y sente chez elle. Charles Le Quintrec a peut-être du belge dans l’âme. Il aime rire, il aime la fête et la bonne chère. En lisant sa prose, en lisant les mots de sa langue dont on dit, à juste titre, qu’elle est un patrimoine à elle seule, tant elle est ancrée dans la terre, riche d’un vocabulaire atypique sorti tout droit d’une lignée ancestrale qui n’a que faire de la pseudo modernité, en lisant cette écriture souvent rocailleuse, on a parfois le sentiment d’entendre un accent chantant, et pas seulement de la campagne bretonne. On se surprend à lire à haute voix certaines pages avec l’accent du Midi ! Allons bon ! après la Belgique, la Provence ! Bizarre ! Étrange complicité de la rocaille du verbe ! Oui mais chez Charles Le Quintrec, la rocaille du verbe, la truculence, la chaleur des mots peut parfois déboucher sur quelque chose de beaucoup plus abrupt, de beaucoup moins drôle, sur la colère même.
Un critique redouté
Charles Le Quintrec le roc. Impossible d’y échapper, tant son regard sur le monde et les hommes peut parfois être dur. Ses articles de critique littéraire étaient redoutés. Sa vision de la poésie contemporaine était sévère. Voici ce qu’il en dit dans la préface de son anthologie des Poètes de Bretagne : "D’entrée de jeu, je suis tenté de dire qu’il n’y a plus de poésie française. […] Plus de poésie, parce que plus de foi. Des mots encore bien sûr, mutilés, niés, reniés, galvaudés, rabaissés, excréments de palissade, mais plus rien de la Parole qui fait ; plus rien de cette parole perdue d’où nous sommes sortis. […] préférant encore leurs petits laboratoires à leur petites chapelles, nos poètes s’émerveillent de leur petits défis qu’ils prennent pour des audaces et de trouvailles qui, dans leur esprit, ressortissent à des découvertes. […] les poètes français dans leur ensemble – je dis bien dans leur ensemble, car il y a des exceptions, Dieu merci ! – s’amusent à des jeux d’originalité, sèment des voyelles et des consonnes en calligrammes, des voyelles volages et des consonnes qui, n’étant plus – comme le voulait Claudel – ni impulsives ni propulsives, ne sont plus rien. Ils sollicitent les plus bas rébus, font de la mousse avec des mots et tournent à leur avantage les marques même de leur impuissance".
Une foi enracinée
Il est évidemment difficile de ne pas faire le parallèle – référence à la foi, à la Parole et à Claudel oblige – entre cette sévérité et la conviction religieuse de Charles Le Quintrec. Y aurait-il un rapport entre ces deux aspects de sa personnalité ? Certes, la foi de Charles Le Quintrec était inébranlable, enracinée dans une terre mystique par essence, indissociable de la nature, mais aussi, et c’est là que le parallèle est moins évident, indissociable du paganisme fondateur des mythes de la celtitude. Voilà bien encore une étrange complicité, celle des mythes et de la mystique. Rien de plus breton que cela, mais aussi rien de plus éloigné de la rigueur codifiée d’une religion.
C’est là que le poète intervient. Dieu l’a-t-il conduit à la poésie ? sans doute l’inverse, s’il faut en croire ce qu’il dit lui-même, dans la préface de Terre océane, de son accession aux mots de la poésie : « Célébrant la messe des mots avec la passion et l’humilité du simple desservant, j’ai rencontré Dieu. J’ai retrouvé ce Dieu que j’avais égaré à l’orée de l’adolescence. J’entrai dans la contemplation des univers qui débordent de LUI. ».
La poésie centre de tout, tel semble être le credo de Charles Le Quintrec. On peut le dire Breton, on peut le dire Catholique, on doit surtout le dire Poète, poète dans l’âme, mais aussi poète dans la pratique d’un art dont il observe le rite et cherche la rime, mais dont il fait surtout un art de vivre. Il le décrit ainsi, toujours dans la préface de Terre océane :
«La Poésie, s’il me fallait la définir – mais elle échappe à toutes les maximes et formulations – je dirais que c’est un battement d’étoiles dans une nuit sans limites. C’est aussi, à mes yeux, ce qui reste du dialogue Créateur-créature du paradis terrestre. On nous dit que la conversation fut interrompue. Il me semble qu’un poète : Virgile, Dante ; qu’un musicien : Bach, Mozart, Beethoven, peuvent, par à-coups, par éclairs, rétablir le fabuleux contact. Il y a des harmonies qui remontent à la Genèse et qui n’ont pas fini de vibrer très intensément dans les espaces. […] Choisir les mots – les merveilleux mots de notre langue – pour leur beauté, leurs sonorités, moins pour leur signification que pour leur signifiance, c’est agir en poète. ».
Texte de François-Pierre Nizery
Cette émission s'achève par la lecture d'un extrait du recueil Le Songe et le Sang, couronné par l’Académie française.