Eric-Emmanuel Schmitt : "Je veux garder l’esprit d’enfance avec une âme d’adulte"
Eric-Emmanuel Schmitt expose les grands thèmes de chacun de ses romans et nous en propose différentes lectures qui permettent de passer d’heureux instants aux côtés de Jun, « Le sumo qui ne pouvait grossir », de Mozart dans « Ma vie avec Mozart » ou de Pilate dans « L’Evangile selon Pilate ».
Canal Académie reçoit l’un des auteurs francophones les plus lus et les plus représentés dans le monde, ses pièces sont jouées dans le monde entier, son œuvre est traduite dans plus de vingt langues : Eric-Emmanuel Schmitt, philosophe, écrivain, auteur de théâtre, metteur en scène de cinéma.
Né en 1960, normalien, agrégé, docteur en philosophie, Eric-Emmanuel Schmitt n’est pas l’homme d’une seule passion : son tout premier rêve était de devenir musicien … Il consacre par la suite, sa thèse de doctorat ainsi qu'une pièce de théâtre à l'esthète libertin, qui en plein siècle dit des Lumières, osa affirmer qu'il écrivait des traités de philosophie populaire : Denis Diderot
De nombreux prix
- En 2000, l'Académie Française lui décerne le Grand Prix du Théâtre pour l'ensemble de son œuvre
- En 2004, il reçoit le Grand Prix du Public à Leipzig, le Deutscher Bücherpreis pour son récit Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran.
- A Berlin, il remporte le prestigieux prix Die Quadriga pour "son humanité et la sagesse dont son humour réussit à nourrir les hommes".
- En ce même automne 2004, le magazine Lire effectue un sondage auprès des Français pour qu'ils désignent les "livres qui ont changé leur vie" : Oscar et la dame rose -fait exceptionnel pour un auteur vivant- se trouve cité avec La Bible, Les trois Mousquetaires ou Le Petit Prince. Toutes ses œuvres sont publiées chez Albin Michel.
Peut-on considérer son dernier ouvrage « Le sumo qui ne pouvait pas grossir » comme un roman ou comme un conte ?
« J’ai parfois un peu de mal à donner un genre à mes livres. En fait, « Le sumo qui ne pouvait pas grossir » est un petit roman ou une sorte de récit initiatique ou de conte, en tous cas il appartient à un ensemble qui s’appelle le cycle de l’Invisible qui avait commencé avec Milarépa sur le bouddhisme, ensuite il y avait eu M. Ibrahim et les fleurs du Coran, Ibrahim étant musulman soufiste, puis Oscar et la dame rose où cette dame rose se ressource dans son christianisme pour affronter l’épreuve de la maladie de cet enfant et de la mort qui s’approche ; le cycle s’est poursuivi avec L’enfant de Noé où un prêtre catholique s’initiait au judaïsme pour sauver des enfants pendant la guerre pour ne pas sauver seulement leurs vies mais sauver leur spiritualité. Le sumo qui ne pouvait pas grossir est donc le dernier en date de cette série, il est consacré au bouddhisme Zen. Jun, le personnage central de ce conte est un adolescent qui refuse d’accéder à ses émotions fondamentales et qui refuse de se pencher sur son passé, il est dans un refus de ses parents, de sa filiation, il ne veut pas avoir le père qu’il a eu, et il ne veut surtout pas avoir la mère qu’il a, qui est pourtant merveilleuse mais il le découvrira plus tard ; Jun est donc dans le déni de lui-même et de son histoire ; conclusions : il ne peut pas planter de racines, il ne peut rien construire … Il lui faut grandir, arriver à maturité, et ce garçon est une sorte d’anorexique mental, c'est-à-dire qu’il n’a pas accès à ses émotions et à son histoire ; et quand il y aura accès, il pourra non seulement grossir c'est-à-dire prendre du poids, mais aussi grandir c'est-à-dire devenir un homme.
En fait la rencontre entre Jun et Shomintsu, qui enseigne aux sumos l’art du combat et le bouddhisme Zen, est la rencontre essentielle qu’on souhaiterait tous avoir et qu’on a parfois eue ; c'est-à-dire que cet adolescent était sur un trottoir où il vendait des objets en plastique, un commerce de contrebande, et ce vieil homme Shomintsu passait devant lui tous les jours, en lui disant : « Je vois un gros en toi », alors on comprends que le gros qu’il voit en Jun est éventuellement le lutteur de Sumo, le futur champion qu’il voyait dans l’adolescent, mais la phrase fondamentale c’est autre chose, c’est dire « Je rêve quelque chose pour toi, j’ai un rêve pour toi… » Parce que ce garçon ne rêvait plus, il s’était coupé des siens, donc il s’était coupé des autres qui pouvaient rêver pour lui. Il est en train de s’isoler dans une espèce de dépression qu’il n’aperçoit même pas, dans un isolement total et Shomintsu lui offre le rêve, donc l’avenir, le futur, le possible, et c’est ça qui est important.
Pour moi, l’enfant est le héros philosophique par excellence. Qu’est-ce qu’un philosophe ? Quelqu’un qui s’étonne, qui pose des questions et qui se sert de sa tête pas de sa culture pour répondre. L’enfant est donc un être dépourvu de préjugés parce que généralement dépourvu de culture, et dont l’esprit fonctionne très bien, qui est en découverte et en questionnement ; c’est pour moi un héros idéal qui permet de rafraîchir les vieilles problématiques en les replaçant dans leurs réalités puisque l’enfant les découvre.
Je pense que j’ai gardé l’enfance en moi. Tous autour de moi qui me connaissent, me le disent ; j’ai ajouté d’autres âges mais je n’ai pas quitté l’âge de l’enfance. Il y a eu un travail qui consistait à passer de l’enfance à l’esprit d’enfance. L’enfance, à quinze ans, je l’ai totalement perdue, je m’étonnais plus, je ne m’émerveillais plus, je croyais tout savoir, et puis avec le temps je me suis aperçu que « Je sais que je ne sais rien » comme dit Socrate, ou du moins pas grand-chose ; j’ai réappris à m’émerveiller et à m’étonner, à suivre la leçon d’Oscar dans Oscar et la dame rose qui dit « vit chaque jour comme si c’était la première fois » et à partir de ce moment-là je suis rentré non pas dans l’enfance mais dans un esprit d’enfance, une enfance réfléchie, retrouvée, ré-apprivoisée, le retour aux qualités de l’enfance mais avec une âme d’adulte.
L’enfance est un joyau au fond de nous. On supportait très bien dans notre enfance de ne pas savoir et de ne pas tout comprendre ; or, devenu adulte, tout d’un coup on ne le supporte plus et on fait semblant de savoir et de comprendre. Je pense que tout ce chemin est un chemin d’étape normal, qu’il est tout à fait normal d’arriver dans le mystère, d’être à l’aise dans le mystère et de l'apprivoiser. Après, il est normal de vouloir supprimer le mystère avec l’ambition conquérante de la raison parce que l’homme ne supporte pas l’inconnu. C'est une preuve de maturité supérieure de se dire : attention il ne faut pas confondre savoir et illusion du savoir. Cette preuve de maturité de l’esprit permet de retrouver l’enfance c'est-à-dire le fait d’être à l’aise dans le mystère.
Moi ce que j’envie à l’enfance et que j’ai retrouvé finalement à quarante ans, c’est une façon d’habiter le mystère de la condition humaine, la condition humaine est toujours pour moi incompréhensible et mystérieuse c'est-à-dire que je ne sais pas pourquoi j’existe, pourquoi je mourrai, je ne comprends pas les tenant et aboutissant de la plupart de mes actes mais j’habite le mystère sans angoisse, sans le paravent des fausses certitudes ou des fausses convictions. J’habite ce mystère avec confiance, et peut-on même dire, sur le versant théologique, avec foi.
Et cela change tout. Cependant, cette confiance ou cette foi, ne se prend pas pour un savoir, ne me délivre aucune certitude, elle est simplement un vécu du mystère ; et ce vécu c’est parfois la joie, parfois l’abandon, parfois la confiance, parfois l’espérance : ce sont les couleurs du mystère.
Notre époque n’a finalement mis en avant que deux couleurs du mystère : l’angoisse et le refus de l’ignorance. Je respecte l’angoisse parce que je la connais, et je ne suis pas à l’abri de l’angoisse malgré la confiance que j’ai. Je respecte le refus de l’ignorance parce que je suis un intellectuel et que je cherche toujours à savoir mais en même temps je refuse de prétendre savoir quand tout d’un coup je sais que je ne sais plus. Or, notre grande culture du XXe siècle a été une culture de l’absurde et de la recherche du savoir au prix même de l’illusion du savoir.
Au cours d’une vie, chaque individu part en quête de son identité, parfois au milieu des autres. Cependant, lorsqu’il se trouve, c’est en lui-même, non à l’extérieur de lui. Pour moi, hier comme aujourd’hui, Mozart demeure le nom de la résistance que j’oppose au monde. Mozart ou comment devenir soi-même.
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- Les extraits des pièces de théâtre proviennent de captations réalisées par la Coopérative de production audiovisuelle théâtrale (COPAT).