Les langues régionales de France. Poitou, Aunis, Saintonge : à la fois oc et oïl (14/20)
C’est une position pratiquement symétrique à celle du francoprovençal, à l’est de la France, que tiennent le Poitou, l’Aunis et la Saintonge, à l’ouest. Mais, contrairement à ce que nous avons vu pour la zone francoprovençale, qui a développé une autre langue, une langue à part entière, différente à la fois du provençal et des langues d’oïl, dans la région occidentale, chacun des deux idiomes a occupé une partie du terrain, avec des dialectes d’oïl au nord et des dialectes d’oc, au sud, en constituant entre les deux une région de transition, où l’on constate de nombreuses interférences.
- L'Aunis et la Saintonge
En regardant la carte générale des langues de France aujourd'hui, on peut remarquer que l'Aunis et le pays saintongeais sont complètement englobés dans le domaine d’oïl, plus exactement dans la partie sud-ouest du domaine d’oïl. On se trouve là dans une zone de passage, où l'étude des toponymes nous est une fois de plus d'un grand secours : les noms de lieux issus de formes présentant le suffixe -acum d'origine gauloise montre que les frontières linguistiques n'y ont pas été stables.
- Les toponymes en –ac
Ce qui est surprenant, c'est que ce sont des toponymes en –ac que l'on trouve en rangs serrés jusqu’à plus de soixante kilomètres au nord de la limite oc / oïl actuelle. Or, on sait que dans le domaine d’oïl de l’Ouest, le suffixe –ac avait évolué en –é ou en –ay, et ce sont ces terminaisons que l’on s’attendrait à y trouver, alors que ce sont les formes en –ac qui y sont omniprésentes. Certaines d’entre elles, comme Chavagnac ou Montignac peuvent même y figurer plus d’une fois.
Pour justifier cette présence de formes appartenant en principe au domaine d'oc, on constate que jusqu’à la fin du XIIIe siècle, des documents diplomatiques de la région attestent abondamment l’existence de formes vraiment méridionales. Témoin, entre autres, le mot civade pour désigner l’avoine, présent dans une notice du cartulaire de St-Jean-d’Angély vers l’an 1100. La forme de ce mot, avec son suffixe -ade, là où des parlers d’oïl auraient une finale en –ée, montre bien que cette forme est méridionale.
De plus, le troubadour Raymond Vidal, poète catalan du début du XIIIe siècle, atteste dans ses écrits que la Saintonge était alors un pays de langue d’oc, mais le Poitou de langue d’oïl.
- D'autres traces du passé
En dehors des toponymes en –ac, cette présence de formes occitanes apparaît aussi dans d’autres noms de lieux, par exemple dans Entraigues (Charente), mais aussi dans le nom de la porte Esguière, à Angoulême. On y reconnaît une forme méridionale en /g/ du /kw/ latin de aqua, comme dans Aigues-Mortes (Gard), Chaudes-Aigues (Cantal) ou Aigues-Vives (Ariège), alors que plus au nord, aqua a évolué en Ève, nom d’une commune de l’Oise (près de Senlis), une forme qui est également reconnaissable dans Évian (Haute-Savoie). La forme encore plus évoluée, eau, se reconnaît dans Morteau (Doubs), du latin mortua aqua, ville autrefois entourée de marécages, et aujourd’hui réputée pour son excellent saucisson fumé.
Tous ces éléments permettent de confirmer que l'Aunis et la Saintonge, qui étaient primitivement de langue d'oc, sont passés au domaine d'oïl aux alentours du XIIIe siècle. Le parler local disparaît d'ailleurs brusquement des pièces d'archives en 1270, et le français s'installe déjà dans toute la région comme langue écrite au tout début du XIVe siècle.
- Pourquoi ce recul des usages occitans dans cette région ?
Reste à comprendre les raisons historiques qui ont motivé ce changement et qui ont bousculé les anciennes limites de la langue d’oc.
On peut en tout cas faire l’hypothèse d’un repeuplement de la Saintonge par des Poitevins de langue d'oïl après la guerre de Cent ans, mais il faut reconnaître que les causes profondes du recul de l’ancien saintongeais restent encore à découvrir.
- Les parlers du Poitou
En traversant cette zone intermédiaire, nous pénétrons dans le Poitou, dont les limites sont imprécises car celles de l'ancienne province (départements des Deux-Sèvres, de la Vendée et de la Vienne) ne coïncident pas avec celles de l'actuelle région Poitou-Charentes, qui couvre quatre départements : Charente-Maritime, Charente, Deux-Sèvres er Vienne.
La situation se révèle encore plus confuse si l'on sait que pour nommer la langue issue du latin qui s'y est répandue en se diversifiant, les dialectologues se partagent entre ceux qui regroupent l'ensemble de ces parlers sous une dénomination commune, le poitevin-saintongeais, ou parlanjhe, et ceux qui préfèrent mieux marquer, d'une part la spécificité du saintongeais, d'autre part celle du poitevin.
L'histoire nous apprend en tout cas, comme on vient de le voir, que la région entre Loire et Gironde appartenait au domaine d'oc au Moyen Age. Elle s'enorgueillit même d'y avoir vu naître en 1071 celui que l'on considère comme le premier troubadour, Guilhem de Petieu (Guillaume de Poitiers). Mais le parlanjhe se rattache depuis des siècles au domaine d'oïl, et, dans sa conception géographique la plus vaste, correspond de nos jours à l'ensemble de la région Poitou-Charentes, en y incorporant aussi la Vendée ainsi qu'une partie du département de la Gironde - le pays gabaye- mais en prenant soin d'en exclure l'extrême sud de la Vienne et l'est de la Charente, qui se rattachent au domaine occitan.
- Une consonne très remarquée: "jh"
A lire des textes écrits en poitevin, c'est une curieuse graphie, < jh >, qui attire tout de suite l'attention, et si, à l'écoute, on la reconnaît sans peine immédiatement, elle se laisse mal apprivoiser quand on essaie de la prononcer. Elle s'articule presque comme la consonne du français, mais en reportant la langue vers l'arrière tout en produisant un souffle audible. On la trouve dans l'adverbe jhamais « jamais », et dans son opposé toujhours « toujours », dans l'adverbe déjhà « déjà », ou encore dans le mot qui désigne une variété de haricots blancs, les mojhettes, gloire du Marais poitevin.
Au-delà du Poitou, qui ouvre la porte aux langues d'oïl dans la majeure partie de son territoire, c'est effectivement la zone d'oïl qui recouvre tout le nord de la France romane. On en fera plus longuement connaissance dans la prochaine émission.
Henriette Walter, linguiste renommée, est professeur émérite de linguistique à l’Université de Haute Bretagne (Rennes) et directrice du laboratoire de phonologie à l’école pratique des Hautes Études à la Sorbonne. Henriette Walter est reconnue comme l’une des grandes spécialistes internationales de la phonologie, parle couramment six langues et en « connaît » plusieurs dizaines d’autres. Elle a rédigé des ouvrages de linguistique très spécialisés aussi bien que des ouvrages de vulgarisation.
Bibliographie sélective d’Henriette Walter :
- à noter que son ouvrage "Aventures et mésaventures des langues de France", sera prochainement réédité aux Editions Honoré Champion.
- L’aventure des langues en occident (Robert Laffont)
- L’aventure des mots français venus d’ailleurs (Prix Louis Pauwels 1997)
- Le Français dans tous les sens (distingué du Grand Prix de l’Académie française en 1988)
- Honni soit qui mal y pense, l’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais,
- L’aventure des langues en Occident (prix spécial de la Société des gens de lettres et grand prix des lectrices de Elle, Robert Laffont, 1994)
- L’aventure des mots français venus d’ailleurs (prix Louis Pauwels 1997, Robert Laffont)
- Honni soit qui mal y pense (Robert Laffont, 2001)
- Arabesques (Robert Laffont, 2006)
En savoir plus:
- Poursuivez cette série de 20 émissions sur les langues régionales de France, sur le site de Canal Académie.
- Retrouvez Henriette Walter sur Canal Académie.
- Canal Académie vous invite à consulter le site du Hall de la chanson (www.lehall.com), partenaire de cette série d’émissions sur les langues régionales de France.
- Canal Académie vous invite également à consulter le site de l'association Arantèle, qui promeut la langue poitevine-saintongeaise.
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