Pensées, 653 : Si nous rêvions toutes les nuits…
Fragment 653 des Pensées, lu par William Mesguich, comédien et metteur en scène, commenté par Laurence Plazenet, professeure de Littérature à l’université Clermont Auvergne
Le fragment 653 est constitué de trois paragraphes d’égale longueur, dont les deux premiers s’ouvrent par une anaphore, « Si nous rêvions toutes les nuits ». Éminemment musical, incantatoire, il envoûte le lecteur et, l’enveloppant comme un songe, l’amène à douter de la réalité du monde, de la distinction entre rêve et réalité. La vie est-elle un songe ? Le texte donne-t-il à entendre un Pascal baroque, ou est-il une parodie invitant à se défaire de ces doutes pour chercher la vérité au-delà de ces clairs-obscurs ?
Blaise Pascal, Pensées, in L’Œuvre, édition établie et présentée par Pierre Lyraud et Laurence Plazenet, Paris, « Bouquins », 2023, p. 1353-1354. La numérotation des Pensées est celle de l’édition établie par Philippe Sellier sur la copie C2.
© copyright musique : Toutes les nuits ; Auteurs : Vincent Dumestre: Le Poème Harmonique ; Album : "Pastime with Good Company" Alpha 1998-2003 ; Compositeur : Janequin, Clément (c.1485-1558) ; 2003.
Pensées, 653
Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’on est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan.
Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations comme quand on fait voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appréhenderait le dormir comme on appréhende le réveil quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité.
Mais parce que les songes sont tous différents et que l’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage, et alors on dit : Il me semble que je rêve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant.