Passions-passe-temps : Gilles Cantagrel, gravures, faïences et... vignerons !
Laissez-vous charmer par les confidences que ce célèbre musicologue français, correspondant de l’Académie des beaux-arts, a bien voulu nous livrer, lorsque nous lui avons posé la question : « A côté de votre passion pour la musique, de vos bonheurs familiaux, quels autres centres d’intérêt vous touchent et vous font apprécier la vie ? »
"Depuis ce qu’en a dit Freud, je me méfie un petit peu de l'esprit de « collection ! », avoue Gilles Cantagrel. Pour écarter ce terme de « collection », il dit simplement qu’il lui plait de s'entourer et de vivre avec des choses qu'il aime, dans tel ou tel domaine.
Un exemple ? "J'aime beaucoup les gravures, contemporaines et anciennes. Je ne dis pas que j'en ai une collection, mais au fil des années j'ai eu des coups de cœur. Un jour, je me suis acheté une des vues de Rome de Piranèse, un premier tirage dans un très bel état. C'est une vue du Colisée avec l'arc de Constantin. Et j'essaie de donner de beaux encadrements dignes de la gravure. J’avais aussi deux ou trois incunables, des feuilles diverses sans thème particulier. Mais parce que j'aime la trace, la marque du burin dans le bois ou de l'eau forte dans le cuivre, j'aime la matière. J'ai aussi quelques Callot, de tout petits formats, pas même 20 cm de large ; or si vous les agrandissez en 1 m², c'est aussi précis et aussi fin. Extraordinaire ! Je ne sais même pas comment il pouvait y parvenir. Il faut du temps pour observer à la loupe tous ces petits personnages, cela me fascine.
Autre passion. J'aime beaucoup les assiettes anciennes. Chez mes grands-parents paternels où l’on déjeunait assez souvent, il y avait un mur entier couvert d'assiettes françaises, Strasbourg, Lunéville, les Ilettes ou Moustiers. Cela m'a toujours impressionné, mais je n’ai jamais su pourquoi. Comment expliquer ?
J'aime particulièrement les verres anciens, hollandais, flamands, vénitiens. Il y en a d’admirables, des chefs-d’œuvre. Mais je n'ai plus le temps de chiner, c'est le hasard d'une rencontre qui m’en fera découvrir un. Je ne suis donc pas un collectionneur, je ne chine pas, je ne passe pas de petites annonces par Internet.
De ce fait, chaque objet que je peux avoir, devenu familier, et qui n'est pas forcément un objet de valeur, aussi bien un fauteuil qu’une lettre, un livre, est un objet qui me parle, qui me raconte quelque chose. Parce qu’il est le fruit d’un coup de cœur, ou parce qu’il était chez mes arrière-grands-parents, qui le tenaient peut-être de leurs propres grands-parents. Voilà ce qui compte pour moi, ce contact permanent et immédiat avec ce qui nous entoure.
DES CULTURES …
C’est la personnalité de l'artiste qui éclate, comme lorsque je regarde un cheval de Delacroix ou une jeune femme de Van Eyck en peinture, c'est-à-dire l'émotion, l'émotion de l'œil, mais aussi du goût, des papilles, de l'ouïe, l'émotion en général, que je relie toujours à une culture, à tout ce qui a provoqué l'émergence de cet artiste indissociable de son histoire, de la société de son temps. Tout est intimement lié. Si j'ai une passion, c'est pour toutes les manifestations de la culture de l'homme quelles qu'elles soient.
Il y a des musicologues, que je respecte infiniment, qui font des études analytiques très poussées d'une œuvre. C'est très savant mais n’apprend pas beaucoup sur l’acte créateur, alors que mon approche personnelle, qui bien entendu n’exclut pas l’autre, tend vers la poïétique, ou l’herméneutique. Quels ont été les germes d’une création, les conditions d’émergence d’un génie musical ? Qu'est-ce qui fait que cette musique est faite ainsi ? On ne peut pas détacher la création du créateur, de la société, de ce qui a pu susciter l'œuvre. J'essaie de prendre une vision globale de ce qui a amené une œuvre à exister – à cette réserve près que le génie n'est réductible à rien. On n'expliquera jamais le génie, Dieu merci !
J’admire tel tableau de Raphaël. Natif d'Urbin, il a travaillé avec Le Pérugin, et donc subi l’influence de l'art ombrien, de ces magnifiques paysages de l’Ombrie. J'aime ces paysages, parce qu'ils sont si doux et si beaux, certes, mais aussi parce que j’y retrouve Raphaël, l’œil, le cœur de Raphaël. La culture est une et divisible mais elle est une, sans frontière, sans catégorie.
DES VILLES…
Quand j'ai un peu de temps, je m’en vais retourner dans une ville que j'aime, ou visiter une ville que je ne connais pas encore. Par exemple, je rêvais d'aller en Andalousie, de connaître un peu cette terre, pour aller voir au creux des petites villes, des petits villages : découverte enchanteresse de la culture hispanique arabo-andalouse que je connais très mal. En revanche, à côté de Prague ou d’Amsterdam, de Florence ou de Weimar, je suis allé très souvent à Rome. C’est une ville que je connais vraiment très bien, dont je ne peux me lasser ni me priver. Si au bout de dix-huit mois, je n’y suis pas allé, je ne tiens plus, il me faut absolument aller y passer au moins quelques jours.
C'est un tout. Un touriste, même s'il essaie de connaître et de voir un peu intelligemment, ne peut pas entrer dans la mentalité des gens. Pour cela, il faut une longue familiarité, ce que je regrette infiniment de ne pas posséder suffisamment. J'essaie de détecter, cependant, en lisant les journaux du pays, pour voir quelles sont leurs préoccupations, comment ils réagissent à un événement. J'essaie aussi de pénétrer la culture d'un peuple par la gastronomie, par les rites de table. Pas forcément la grande gastronomie, je raffole des petits restaurants populaires et de la visite des marchés. Le marché aux poissons de Venise est en soi un spectacle absolument prodigieux, comme le marché aux victuailles de Munich.
Voir comment se comportent les hommes et les femmes qui viennent regarder, flairer, soupeser, choisir, discuter avec le marchand, là on apprend beaucoup. Dans les petits restaurants populaires, prendre ce qu'il y a de plus simple, quelquefois. Il m'est arrivé, quand je ne parlais pas encore l'italien, de me trouver à Rome dans un petit restaurant où il y avait des maçons et des peintres en bâtiment, ne sachant pas comprendre ce qu'était le plat du jour. La bonne dame m'a emmené à la cuisine, a soulevé les couvercles, les faitouts, les gamelles qui étaient sur le feu pour me montrer et me faire renifler : c'était formidable, ça sentait bon, ça avait du goût – une nourriture goûteuse, ce dont un peuple aime se régaler. J'étais pleinement heureux. En Allemagne, parce que j'éprouve une grande appétence pour la culture germanique, j'aime beaucoup manger de la cuisine populaire allemande, de la cuisine paysanne, jusqu’aux Klösse, les boulettes de Thuringe, parce que si elle n'est pas particulièrement raffinée, elle est goûteuse, et surtout, elle m'apprend quelque chose sur la culture allemande. Cela, c'est important.
J'aime déguster de bons vins et avec le temps, sans avoir la moindre formation d'œnologue, j'ai un petit peu appris à identifier un vin, son âge, le cépage, en simple amateur, très simplement. Je hume, je regarde la couleur, la robe, la consistance, s’il est plus ou moins fluide qu’un autre.
Et puis j’en mâche une bouchée, et quand il est en bouche, en le pressant contre le palais, je savoure comment il va diffuser dans la tête, et comment après l'avoir absorbé il va rester, s'il est « long en bouche » – ces expressions des œnologues qui nous font sourire, parfois, mais qui sont si belles. La conversation avec un vigneron est quelque chose d’extraordinaire, l'amour, la connaissance du terroir, ce respect de la nature, ce goût du bien-fait, du bien-fabriqué, de la beauté et du bon ! Parler avec un vigneron est pour moi une des grandes joies de l'existence.
DES MUSEES…
En voyage, je vais voir des musées, je me nourris des musées, mais je vais voir vivre la ville ; être dans la ville, respirer une culture qui s'exprime également dans la poésie, la peinture, la sculpture, dans l'urbanisme, dans la façon dont sont tracées les rues, dont sont construits et disposés les immeubles, autant de toutes petites notations qui les unes placées au bout des autres nous apprennent énormément sur une culture et une société.
Un jour, au musée de la ville d'Amsterdam, je suis tombé en arrêt devant un grand plan de la ville, avec de petits voyants qui pouvaient s'allumer à la demande, montrant de cette façon la progression ou non de la calvinisation de la population tous les cinq ans. On constate que cinquante ans après l'adhésion des Provinces Unies à la doctrine de Calvin, la moitié de la population demeure catholique – mais catholique à la maison, la religion officielle étant le calvinisme. On s'aperçoit que les édiles d'Amsterdam ont ainsi pratiqué en matière religieuse la tolérance, et cela a été incontestablement la cause, l'origine de l'essor économique d'Amsterdam et de son siècle d’or – essor économique et donc culturel, les deux vont de pair. J'ai travaillé sur la ville de Lübeck, qui fut jusqu’à la moitié du XVIIe siècle, la capitale de la ligue hanséatique. Son importance était considérable. Mais Lübeck a perdu de son influence, de son pouvoir, de sa puissance économique, du jour où elle s'est figée dans un comportement de stricte orthodoxie luthérienne. En devenant intolérante, elle chassa non seulement des catholiques et des juifs, à fortiori d’éventuels musulmans quoiqu’il n’y en eût guère alors, mais également des luthériens non-orthodoxes, les piétistes en particulier. Or à cinquante kilomètres de là, Hambourg pratiquait la tolérance, ce qui a suscité son essor et sa prospérité au détriment de Lübeck qui dépérissait. Et cela se passe au moment où Louis XIV révoque l'Édit de Nantes par le honteux Édit de Fontainebleau, énorme faute diplomatique, économique en même temps qu'humaine bien entendu – acte qui n'a d'ailleurs pas été dicté par Mme de Maintenon, comme cela est généralement soutenu, mais essentiellement par un certain nombre de personnalités de la classe dominante dans le but de conserver leurs privilèges. Cette erreur a appauvri la France lorsque, par ailleurs, la tolérance faisait la prospérité des grands centres marchands comme Amsterdam et Hambourg.
DES TRADITIONS FAMILIALES
A l’âge de neuf ans, j'ai vu et entendu pour la première fois, à l’opéra de Paris, où m’avait mené l’une de mes grand-mères, un opéra de Wagner. En entier. Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, quatre heures et demie de musique. Je n'y ai pas compris grand-chose, un peu l'histoire, tout de même, mais je n’étais pas en territoire inconnu.
Dès l’âge de trois ans, j’entendais mes grand-mères, ma mère, des voisins, des voisines jouer des préludes et fugues de Bach. C'est une immersion inoubliable que l’on devrait toujours pratiquer avec les enfants en les plaçant, chaque fois que cela est possible, face à la beauté pour éveiller et développer leur sensibilité.
Je pense simplement que ma sensibilité, par chance et par tradition familiale, a été éveillée de façon totalement inconsciente ; plus tard, le conscient, lorsqu’on devient adulte, va tout naturellement trouver à cultiver et à développer tout ce qui aura été ainsi éveillé.
Je n’ai rien dit de l’art des jardins. J'aime beaucoup le jardinage, quoique n’ayant plus le temps d'en faire. Vivre avec la nature, qu’il faut respecter, que l’on ne peut pas forcer, qui impose son propre rythme. On ne peut pas tricher.
Tout cela nourrit notre inconscient en même temps que nos yeux, que notre palais, tout cela fait que l'on devient un être humain à part entière.
Ce serait trop triste de n'être que mélomane. C’est la sensibilité, en général, qui va peut-être faire la différence, qui va devenir énorme dans un domaine plus que dans un autre. Et puis on va en cultiver la connaissance, ce qu'on n'aura pas le temps de faire dans d'autres domaines ; mais toute la vie sensuelle est indissociable de la vie intellectuelle, l'une ne va pas sans l'autre. Avoir une tête si possible bien faite plutôt que bien pleine, d'une part ; et d'autre part, associer la vie de l'esprit à la vie du corps, et tenter de parvenir à une plénitude de l'être : c'est bien ce que nous cherchons tous dans nos vies.
À propos de Gilles Cantagrel :
Gilles Cantagrel est un musicologue, écrivain, conférencier et pédagogue français né le 20 novembre 1937 à Paris. Il étudie la physique, l’histoire de l’art et la musique à l’École normale et au Conservatoire de Paris. Il pratique aussi l’orgue et la direction chorale. Il s’oriente vers le journalisme et la communication et écrit dans des revues comme Harmonie et Diapason. Il devient producteur d’émissions radiophoniques en France et à l’étranger et dirige les programmes de France Musique entre 1984 et 1987. Conseiller artistique auprès du directeur de France Musique, il fut vice-président de la commission musicale de l’Union européenne de radio-télévision. Il est l’auteur d’une série de films sur l’histoire de l’orgue en Europe. Enseignant, conférencier, animateur, il participe en 1985 à la création du salon de la musique classique Musicora.
Il a été président de l’Association des Grandes Orgues de Chartres de 2003 à 2008 et administrateur d’institutions comme le Centre de musique baroque de Versailles, et membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig. En 2001, il est nommé membre du Haut comité des célébrations nationales par le ministre de la Culture. Il a été maître de conférences à la Sorbonne, intervient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et dans différents conservatoires et universités en France et au Québec. Il donne des conférences en Europe en Amérique du Nord et participe à des jurys de concours internationaux. Depuis quelques années il participe au Festival Bach en Combrailles. Il est un expert reconnu du Kantor de Leipzig.
Gilles Cantagrel est correspondant de l’Académie des beaux-arts depuis le 29 novembre 2006.
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