En Haïti, le français revendiqué ! (3/3)
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques
Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut de France et Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’académie française, se sont rendus en Haïti du 5 au 8 septembre 2012 pour visiter les programmes de reconstruction en cours, gérés et orchestrés par l’Organisation Non Gouvernementale « Bibliothèques Sans Frontières » –BSF- qui s’était vue remettre en 2010, suite au terrible tremblement de terre qui ravagea l’île cette année-là, le grand prix culturel de la Fondation Louis D, doté de 750 000€. Il évoque ici la toute particulière relation d’Haïti à la langue française.
Au cours de ce déplacement et des nombreuses visites qui y étaient programmées, Hélène Carrère d'Encausse donna une conférence sur le thème « Langues et Littérature en France et en Haïti » dans les salles de l’Université de Port-au-Prince.
Le Chancelier Gabriel de Broglie s’exprima quant à lui, au cours d’une seconde conférence, sur un thème qui lui est cher : « la Francophonie et la question des langues en Haïti » à l'Institut Français cette fois, devant un public composé en partie d'étudiants, très attentifs et concernés par ces questions.
Gabriel de Broglie : «La question linguistique est en effet prenante en Haïti ; il est donc très important d'avoir conscience de cela.
Haïti est un pays francophone très attaché à la francophonie, et qui proclame cet attachement.
Sait-on, par exemple, que cette première république noire, indépendante de longue date, a joué un rôle très actif, pendant la guerre de 39-45, comme porte-parole de la francophonie dans le monde ? Et ce, notamment auprès des États-Unis ? Voici donc le rappel des faits : à la conférence de San Francisco en 1945, les travaux avaient commencé, en langue anglaise uniquement ; seule, la délégation d’Haïti a proclamé et soutenu, à ce moment-là, qu'il fallait considérer la langue française comme langue internationale ; cette même délégation haïtienne a demandé que le travail de cette conférence de San Francisco soit également mené et présenté en langue française.
Depuis ce jour, la présence de la langue française est devenue effective à l'ONU, ainsi que dans les grands organismes internationaux, comme langue de travail.
La manifestation de cette revendication par ces responsables haïtiens a donc été très importante pour le rôle de la langue française dans les affaires internationales.
La conscience de l'appartenance d’Haïti à la francophonie est une chose très émouvante car rappelons qu’il s’agit d’une République indépendante ; la francophonie qui est réclamée, revendiquée en Haïti, est voulue, soutenue, alimentée, nourrie par une conscience littéraire, par toute une littérature et une poésie très vivantes, et par des auteurs.
Cette attitude francophone donna lieu à des débats sans fin au XIX ème siècle entre différentes parties de la population en Haïti ; c’est-à-dire, d’une part, les lettrés : cette élite qui fit jouer à cette république indépendante sur la voie du progrès, le rôle de « Fille des Lumières » et d’autre part, les forces opposées qui critiquaient cette attitude, soutenant qu’il ne s’agissait-là que de simple imitation, de mimétisme préjudiciables, violant même l’origine profonde haïtienne d'appartenance africaine et de ce fait, tout à fait indépendante de la société française.
A cette époque, les tenants de l'indépendance culturelle en Haïti, avaient dénoncé, dans un français enflammé, le bovarysme culturel de leurs élites.
Toutefois, le seul fait de qualifier cette situation de « bovarysme culturel » en évoquant donc en la circonstance, les discours d'Emma et ce, pour stigmatiser l’esprit d’imitation admirative de ces élites haïtiennes, démontre par là-même un degré de sensibilité littéraire et linguistique frappant et émouvant.
Cet attachement à la langue française est une question profonde mais qui reste toutefois le fait d'une proportion assez faible de la population.
Haïti, au cours des siècles, a vécu différentes expériences de dominations.
La domination espagnole n'a pas laissée beaucoup de traces linguistiques, toutefois il faut rappeler qu’Haïti est entouré de pays hispanophones.
Les travailleurs haïtiens vont travailler de manière provisoire dans la République dominicaine qui est un état beaucoup plus prospère et sous mouvance plutôt anglo-saxonne.
Il y a eu, par ailleurs, une autre domination exercée militairement cette fois pendant vingt ans, à partir de 1915, par le gouvernement américain.
Une importante diaspora haïtienne de deux millions de personnes vit d’une part aux Etats-Unis pour des raisons économiques tout en conservant une relation maintenue avec Haïti et d’autre part au Canada pour la Francophonie.
Le Français est la langue dominante de l’État et de l'administration.
Jusqu'à une époque récente, le Français était la seule langue officielle ; cette situation a cessé vers 1980 avec une réforme constitutionnelle qui a doté Haïti de deux langues officielles : le français et le créole.
La langue française est la langue de l'administration, de la justice, de tout le monde officiel de la politique et de toutes les élites ; c'est aussi la langue de l'enseignement secondaire.
Cela accentue encore plus la fracture linguistique sociale car les enfants des catégories favorisées font leurs études dans le second degré dans des collèges ou des lycées qui sont de langue française. Le créole, lui, a eu longtemps une situation particulière : c'est une langue plutôt orale, assez éloignée des racines françaises, en tous cas plus éloigné des racines françaises que le créole martiniquais par exemple, qui est parlée par 90 % de la population.
Le créole haïtien a été déformé au cours des siècles ; on peut, par exemple, comprendre des phrases de créole martiniquais, mais cela n’est pas le cas du créole haïtien.
Au sein de toute la population haïtienne qui donc en majorité parle créole, il y a actuellement une vive demande de reconnaissance de la culture et de la langue créole notamment dans les écoles et les lieux d’enseignements.
Cette transformation est en train de se faire lentement grâce à des expériences extrêmement intéressantes, bien conçues, qui sont menées en bonne relation avec tous les acteurs de la francophonie dans le monde de l'éducation.
Nous suivons donc cette double expérience qui vise d’une part à établir une scolarisation dans la langue créole pour rendre service à cette majeure partie de la population qui parle le créole et d’autre part à développer l'enseignement du français car les autorités haïtiennes sont très conscientes du fait que le français est la langue d’accès à la modernité, à l’ouverture sur le monde technique, professionnel, juridique ; il y a donc tout intérêt à étendre l'enseignement du français et l'usage du français dans la population haïtienne.
Il y a une université dans les Caraïbes qui est tout à fait active dont un siège est en Haïti mais la partie agissante est plutôt en Martinique et en Guadeloupe qui organise des échanges tout à fait actifs de professeurs et de matériel pédagogique.
Et puis il y a aussi la Fédération internationale des professeurs de français qui est aussi une organisation agissante et qui intervient au niveau de l'enseignement primaire des écoles.
Cette situation mérite que l'on s'y attache car elle est originale ; elle est surtout très ressentie et pleinement présente dans la conscience sociale d’Haïti.
On est encore loin de la notion de bilinguisme ; le bilinguisme étant une notion que la francophonie porte et anime à travers le monde de manière extrêmement naturelle et convaincante d'ailleurs ; c'est un des rôles de la langue française dans le monde que d'être une langue de passage, d'échanges entre les cultures, et cela sur le mode égalitaire et fraternel.
Tout cela est reconnu et ressenti en Haïti ; cette question à connotation linguistique est aussi une question sociale. La question sociale résidant dans le fait que la majorité de la population n'a pas eu jusqu'à présent accès à l'enseignement secondaire ; donc toute cette catégorie défavorisée de la population haïtienne n'a pas eu l'occasion d'apprendre le français.
En conséquence, tout un problème concernant l’égalité se cristallise autour de la question des langues, mais cet état de choses ne remet pas en rien l'attachement d’Haïti pour son bilinguisme ;
Car, officiellement, Haïti ayant deux langues officielles, est un pays bilingue.
Mais cette question dépasse le cadre juridique ; c'est en effet une question de fond ; la définition même d'une société haïtienne ouverte sur la modernité en dépend.
Il y a donc-là, un enjeu important : l'appartenance d’Haïti à la francophonie ; une appartenance, qui, je l’ai constaté et entendu au cours de ce voyage, reste très consciente, admise, tout à fait revendiquée, et qui représente aussi pour Haïti une manière d'acculturer la culture créole en la formalisant, tout en faisant éventuellement évoluer la langue créole sans l’éloigner davantage de son rattachement à la langue française.
Pour se placer en effet, sur un plan professionnel, nous pouvons dire qu’il serait plus facile d'apprendre le français à partir d'un créole qui n'a pas renié ses origines avec la langue française qu’à partir du créole actuel qui a été déformé et qui en est donc de ce fait assez éloigné.
Au cours de notre visite, des liens se sont créés dont nous avons tous dit en nous séparant qu’il ne fallait pas les laisser perdre ; il y a un point sur lequel nous resterons attentifs, que nous suivrons, c'est qu'il faut donner des livres à Haïti aux bibliothèques, les bibliothèques sont là mais les rayonnages sont vides...Patrick Veil, responsable de Bibliothèques Sans Frontières qui nous a accompagnés pendant ce voyage et qui a reçu les compliments de toutes les autorités haïtiennes et de l'ambassade de France, nous aidera à monter, et alimenter un courant de dons de livres vers Haïti.
A l’Institut de France, la littérature haïtienne est présente, des auteurs haïtiens ont déjà reçus des prix et cela continuera.»
L’Institut décerne régulièrement ce prix culturel Louis D. périodiquement à des organisations étrangères qui jouent un rôle important dans le rayonnement de la langue française à travers le monde. Et, dans deux cas au moins, le Chancelier Gabriel de Broglie a eu l'occasion de faire un séjour similaire en Pologne, puis en Égypte, car le prix culturel avait été décerné à l'université française d’Égypte pour équiper en moyens informatiques et de communications ses laboratoires de gestion et de langues.
«Oui, ces aides dotées, organisées, apportées sur ces différents terrains de culture à travers le monde, ces échanges, ces conférences font bien partie de notre fonction.
»