Littérature comparée : La fortune littéraire de Shakespeare en An gleterre et en France (6/11)
Pierre Brunel et Mickael Edwards évoquent la réception de Shakespeare : il faut attendre le milieu du XIX° siècle pour que « ce génie impur » soit reconnu comme un des plus grands dramaturges de tous les temps. On se moque maintenant de l’incompréhension de Voltaire qui parlait de « ces farces monstrueuses qu’on appelle Tragédie », mais les Anglais mirent aussi longtemps que les Français à comprendre Shakespeare.
Pourquoi cette incompréhension ?
Comment la comparaison « Racine et Shakespeare » nous conduit, par des chemins différents, au cœur de la condition humaine ?
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Robert Ellrodt vient de publier, en 2011, un ouvrage intitulé Montaigne et Shakespeare : l'émergence de la conscience moderne, dans lequel il évoque les formes nouvelles de la conscience de soi qui se sont manifestées dans les œuvres de Montaigne et de Shakespeare.
Dans la traduction de Florio, Shakespeare lit les Essais de Montaigne, ce dont La Tempête porte la trace.
Pierre Brunel précise que dans la partie la plus longue de sa thèse intitulée Claudel et Shakespeare, il a démontré que, pour Claudel, Shakespeare était inséparable de certains dramaturges élisabéthains, entre autres de Christopher Marlowe.
Shakespeare ( 1564-1616) et son temps
Au XIXe siècle, le comparatiste Alfred Mézières s'est aussi penché sur Shakespeare, ses prédécesseurs, ses contemporains et ses successeurs dans le théâtre anglais.
On constate que, jusqu'à la Restauration monarchique en 1660, Shakespeare a été bien accueilli en Angleterre. Mais Charles II -qui avait vécu en France pendant une partie de ses années d'exil- et les auteurs britanniques influencés par Rapin, Boileau, etc, ont trouvé « bizarres » certaines scènes de ce théâtre exubérant mélangeant des situations apparemment hétéroclites.
« Un très grand écrivain qui malheureusement ne savait pas écrire ! »
Et Michael Edwards de préciser : « Le bon goût, la finesse absolue de Shakespeare étaient tels qu'on ne pouvait les concevoir. Son esprit clairvoyant, poétique et protéiforme était tellement génial qu'il demeurait incompris ».
La scène du portier, par exemple, dans Macbeth.
Elle est devenue célèbre comme une image particulièrement révélatrice de ce qu'il y aurait de plus barbare chez Shakespeare, dans le mélange du tragique et du comique. Après le meurtre de Duncan, pendant le bouleversement total de Macbeth et au moment où Lady Macbeth s'en va souiller de sang les gardes endormis, on entend le premier d'une série de coups à la porte du château. Un portier entre sur scène et prononce un monologue bouffon en s'imaginant le portier de l'enfer. La scène fut coupée entre la Restauration de 1660 et 1850.
C'est le moment de rappeler que les poètes et critiques anglais qui écrivaient sur Shakespeare jusqu'à une date assez tardive au XIXe siècle le faisaient très souvent à partir de textes qu'ils ne pouvaient pas écouter au théâtre -comme les grands acteurs anglais du XVIIIe siècle et au-delà jouaient généralement non pas des pièces de Shakespeare mais des adaptations ; certains passages considérés comme repoussants et contraires au goût étaient supprimés.
La valeur du contrepoint shakespearien entre le tragique et le comique ne fut comprise que plus tard. Quoi de plus approprié, cependant, au cœur du désespoir que ressent Macbeth, qu'un portier ivre qui parle au nom du diable ? Il redit sur un mode comique et de manière explicite l'interpénétration du château de Macbeth et de l'enfer que la scène précédente a suggéré sur un mode tragique.
Je me demande même si cette scène ne devrait pas nous surprendre moins que la séparation traditionnelle de la tragédie et la comédie ! »
Les Français jugeaient que la seule forme de théâtre sérieux était la tragédie écrite en alexandrins, pure de tout alliage avec le comique. Mais en 1864, Victor Hugo dans son monumental William Shakespeare, reconnaît le génie du théâtre shakespearien, parmi sa longue réflexion sur le génie en général. L'objet initial du livre d' Hugo est la promotion de la traduction des œuvres de Shakespeare de son fils, François-Victor Hugo.
Racine et Shakespeare
Ce ne sont pas des contemporains mais la comparaison s'impose.
Michael Edwards a poursuivi, sous un angle inédit, la comparaison entre Racine et Shakespeare amorcée par Stendhal.
Ces immenses auteurs nous révèlent les différences des langues française et anglaise dans leurs rapports avec le réel, voire des Anglais et des Français dans leurs manières de se concevoir et d'habiter le monde.
Racine aspire à la plénitude, au dépouillement, Shakespeare au foisonnement.
Racine écrit une tragédie comme un sonnet et Shakespeare comme une épopée.
Des récits de la Création dans la Genèse, le moment qui convient particulièrement à Racine est celui-ci : « Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. » C'est le sublime dans la simplicité.
L'endroit qui correspond à Shakespeare est le suivant : « Dieu dit : Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants, et que les oiseaux volent sur la terre vers l'étendue du ciel. Dieu créa les grands poissons et tous les animaux vivants qui de meuvent, et que les eaux produisirent en abondance selon leur espèce ; il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon. Dieu les bénit, en disant : Soyez fécond, multipliez, et remplissez les eaux des mers ; et que les oiseaux multiplient sur la terre. »
Tous les deux, par des voies différentes, nous conduisent vers l'au-delà rédempteur de la tragédie et se retrouvent finalement au cœur de l'humaine condition.
Où en sont les études sur la fortune littéraire de Shakespeare en France ?
La réception de Shakespeare a fourni un sujet d'études se concentrant sur maints auteurs, aspects et périodes. Les publications, à ce sujet, sont encore nombreuses aujourd'hui.
C'est un grand champ d'étude mais l'étude d'ensemble reste à l'état de projet.
On peut lire à ce sujet ce qu'écrivait déjà Marius-François Guyard dans son « Que sais-je » sur La Littérature comparée, 1951.
En ce qui concerne Voltaire et le drame Shakespearien, Pierre Brunel évoque les travaux d'André-Michel Rousseau.
À propos de Claudel, imprégné par l'art étrangement moderne des dramaturges élisabéthains, deux ouvrages font référence : celui de Pierre Brunel Claudel et Shakespeare,1971 et celui de Dominique Millet-Gérard Tête d'Or- Le Chant de l'origine, 2011.
Pierre Brunel fut professeur de Littérature comparée à l’Université de Paris IV-Sorbonne et dirigea le département de Littérature française et comparée de 1982 à 1989. Il est l’actuel directeur des Cours de Civilisation Française de la Sorbonne. Il fonda le Centre de recherche en Littérature comparée dont il fut le premier directeur. Il est le président du Collège de Littérature comparée qu’il a fondé en 1995. Membre de l’Association internationale de Littérature comparée, il est le fondateur et le directeur de plusieurs collections : Recherches actuelles en Littérature comparée , La Salamandre et Musique et musiciens avec Xavier Darcos.
Mickael Edwards est écrivain anglais et français, poète, traducteur, comparatiste, professeur au Collège de France, auteur de nombreux ouvrages sur la création littéraire et artistique :
- La tragédie racinienne, P.U., 1972
- Shakespeare et la comédie de l'émerveillement, Desclée de Brouwer, 2003
- Shakespeare et l'oeuvre de la tragédie, Belin, 2005
- Sur un vers de d'Hamlet, « Leçons inaugurale du Collège de France", 2001
- Racine et Shakespeare, Puf, 2004
- Shakespeare, Le poète au théâtre, Fayard, 2009
illustrations musicales :
- It was the lover and his Lass, musique élisabéthaine, parole de William Shakespeare
- Othello de Verdi, acte IV, La Chanson du saule interprétée par Maria Callas
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