Plaidoyer pour une éducation scientifique en France
Si les filières scientifiques au lycée sont beaucoup plus prisées que les littéraires, c’est parce que la « filière S » est devenue le symbole d’une sélection des meilleurs élèves plutôt qu’un véritable engouement scientifique. Claudie Haigneré, présidente d’Universcience, Jean-François Bach, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et Pierre Léna co-fondateur de La main à la pâte nous alertent sur la nécessité de donner une véritable culture scientifique aux plus jeunes.
_ Si la science et ses applications technologiques deviennent tous les jours de plus en plus précises, performantes -pour notre plus grand plaisir-, nous sommes parallèlement de moins en moins nombreux à comprendre le fonctionnement même de ses outils. La science se spécialise et sa compréhension semble aujourd’hui réservée à une mince partie du public. Si aujourd’hui des peurs demeurent quant aux progrès de la science, c’est en partie parce qu’elle reste méconnue d’une grande part de la population.
Pourtant, la science n’a pas toujours eu pas cette image de « sélection » comme le rappelle Pierre Léna. « Après la Révolution française, la science a joué un rôle d’ascenseur social. Gaspard Monge pensait que la création des grandes écoles scientifiques ouverte à tous sans distinction sociale, comme Polytechnique, effacerait les privilèges de la naissance. Mais aujourd’hui, de manière générale, on s’aperçoit que notre système scolaire trie deux catégories d’élèves : les bons et très bons élèves en mathématiques qui représentent un tiers de la population scolaire à 15 ans, et de l’autre côté 40% qui sont en difficultés et rejetés ». De ce fait, les sciences n’ont pas contribué à donner une égalité sociale.
Sans pour autant faire de chaque Français un spécialiste des sciences de la vie et des sciences dures, scientifiques et responsables des programmes scolaires sont convaincus de l’importance de maîtriser quelques clés, comme le raisonnement et la démarche scientifique. « C’est ce que nous faisons à la Cité des sciences et au Palais de découverte » nous explique Claudie Haigneré, aujourd’hui présidente d’Universcience. « Nous nous adressons au public le plus large possible. Il est de notre devoir de rendre la science compréhensible afin que l’on puisse se l’approprier ». Jean-François Bach rappelle pour sa part que « si la science est aujourd’hui mal comprise, c’est justement parce que nos concitoyens n’ont pas toujours la culture scientifique suffisante, créant des malentendus et des incompréhensions."
Le raisonnement scientifique (on n’affirme pas sans prouver, tout ce qui est scientifique est reproductible, le scientifique sait reconnaître quand il ne sait pas) est très important pour faire le tri parmi toutes les informations dont nous sommes noyés avec les nouvelles technologies. Dans un monde où tout peut être dit, il est désormais une évidence que celui qui réceptionne l’information doit s’assurer de sa véracité, prendre de la distance. Et Claudie Haigneré ajoute sur ce point : « Il faut apprendre à faire la différence entre croyance, opinion et démarche scientifique ».
Il semble que cette apathie pour les sciences ne soit pas spécifique à la France. Aux Etats-Unis le président Barack Obama a exposé clairement qu’il souhaitait faire de l’enseignement des mathématiques et des sciences une priorité nationale.
Et en France ? Nos élèves qui s’orientent vers les filières scientifiques le font plus par souci de « sélection » que pour un véritable engouement scientifique. « Nous avons le plus grand respect pour les mathématiques, surtout que proportionnellement au nombre d’habitants, la France est le meilleur pays au monde pour les maths » rappellent Jean-François Bach. « Maintenant, on peut se demander si les sciences sont suffisamment reconnues ailleurs que dans les filières purement scientifiques » précise-t-il.
Pour Pierre Léna, il faut distinguer la reconnaissance du grand public qui a conservé un grand respect pour les carrières scientifiques, et la reconnaissance par les systèmes éducatifs. Sur ce second point, la situation est plus délicate : « Nous voyons bien que nous sommes paralysés par des conflits entre les disciplines. Supprimer une demi-heure en grec, ajouter une heure d’économie, retirer 45 minutes de maths : ces affrontements entre les disciplines paralysent des transformations qui sont pourtant indispensables ».
Il ne faut penser plus en termes de matières cloisonnées, mais en termes d’interdisciplinarité ; un concept partagé par les deux philosophes Michel Serres et Edgar Morin [[Michel Serres et Edgar Morin ont contribué au Plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture, ouvrage dirigé par Claudie Haigneré. On y retrouve également la contribution de Pierre Léna]]. Des thèmes comme ceux de l’énergie ou du réchauffement climatique pourraient faire appel à plusieurs disciplines telles que la physique, les mathématiques, l’économie, l’histoire… Or, comme le rappel Pierre Léna « notre système scolaire a été calqué depuis un siècle sur la construction disciplinaire des études universitaires. Physique, chimie ou biologie sont cloisonnées alors que nous autres scientifiques savons bien que les domaines les plus féconds de la science sont presque toujours les domaines frontières. L’école n’a pas été pénétré de cette culture ».
L’interdisciplinarité est également chère à Jean-François Bach qui avait déjà très largement réfléchi à la question, à l’époque où Luc Ferry était ministre de l’Education nationale. « J’ai été chargé à cette époque de réécrire le programme des sciences au collège. Nous avions proposé avec d’autres cette idée de convergence entre les matières. Prochainement, 400 collèges vont utiliser cette démarche ».
La conception même du système éducatif semble peu à peu se transformer au collège et au lycée.
En revanche, la notion d’interdisciplinarité existe déjà en primaire puisque le professeur des écoles est amené à enseigner toutes les matières. Ce qui manque cependant aux enseignants, c’est l’accès à une formation continue, une « formation professionnelle » comme préfère l’appeler Pierre Léna. « Quand on pense que 75% des professeurs des écoles sont issus de cursus littéraire ou sont issus des humanités, il est vrai que l’école n’est pas toujours à l’aise pour l’enseignement des sciences. Il est donc important d’accompagner ses professeurs dans cette formation » explique Claudie Haigneré. Et Universcience y contribue en partie en recevant pas moins de 750 000 enfants par an avec leurs professeurs. « Nous venons par ailleurs de signer avec le ministre de l’Education nationale, Luc Chatel, une convention pour accompagner la formation des professeurs, l’accueil des groupes scolaires et la production et mise à disposition de contenus scientifiques » précise-t-elle.
L’impulsion de l’enseignement des sciences en primaire a été initiée à travers La main à la pâte. Pour preuve ils étaient seulement 5% des professeurs des écoles à faire de la science à l’école primaire. En 2010, ils sont 40%. « Ces 75 % de professeurs issus du monde des lettres et des humanités ne sont pas les moins bons pour enseigner les sciences, bien au contraire ; ils partagent la curiosité des enfants. Mais il faut les aider à mettre en forme leurs sessions dans le cadre de la formation professionnelle. Aujourd’hui cette formation est en grande difficulté, tant sur le plan financier que sur le plan du concept. Mais nous travaillons à faire évoluer les choses dans le bon sens » témoigne Pierre Léna.
Dernier point auquel nos trois invités portent un grand intérêt, celui de l’accès des jeunes femmes aux sciences « dures ». « Nous voyons beaucoup de femmes dans les sciences du vivant, mais elles sont encore très peu en physique, chimie, mathématiques » constate Claudie Haigneré. Femme médecin et spationaute, Claudie Haigneré rappelle aussi qu’il y a encore beaucoup de progrès à faire pour que les femmes puissent mener de front carrière, progression sociale et vie personnelle.
Pour Jean-François Bach, l’accès à l’information de l’orientation d’un élève au collège et au lycée n’est pas suffisant. Il déplore que tout fonctionne par idées préconçues sans se soucier des débouchés professionnels des futurs adultes. « Aujourd’hui cependant, nous avons 10% de femmes à l’Académie des sciences, même si nous avons honte de ne pas avoir admis Marie Curie et sa fille Irène Joliot-Curie... J’observe aussi les performances des jeunes scientifiques pour la biologie. Chaque année, nous choisissons à l’Académie les 6 meilleurs dossiers pour une présentation en séance publique et nous avons la satisfaction de voir que 60% des chercheurs sont des femmes ».
Enfin Pierre Léna le dit sans détour : « Jamais à "La main à la pâte" nous n’avons vu de différence entre les garçons et les filles pour les sciences. Le terrain de curiosité est le même. Rappelons que 60% de nos classes françaises n’ont pas d’enseignement scientifique et que 85% de nos professeurs des écoles sont des femmes. On est en droit de se demander si les petites filles qui regardent leurs institutrices n’intégreraient pas l’idée que les sciences ne sont pas pour elles. Les grandes vocations scientifiques, pour beaucoup d’entre nous à l’Académie des sciences, sont nées d’instituteurs hommes et quelquefois femmes qui nous ont passionnés pour la science ».
Deux autres facteurs jouent certainement inconsciemment dans une répartition sexuée des carrières : le peu de modèles de femmes scientifiques et l’aspect relationnel auquel les jeunes filles sont peut-être plus sensibles. « Les métiers des sciences dures, de la technique, sont montrés comme des métiers ayant à faire à la matière, pas à la personne. Mais faire fonctionner une équipe, un laboratoire, c’est aussi très social. Pour modifier cette idée préconçue, il est important de développer le travail en groupe à l’école, parce que la construction scientifique est un travail en groupe. C’est une expérience passionnante ».
Claudie Haigneré est actuellement présidente d’Universcience, qui regroupe La cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte à Paris. Elle fut, en 2002, ministre délégué à la recherche et en 2004, ministre déléguée aux affaires européennes.
Jean-François Bach est secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, co-signataire des recommandations 2010 de l’Académie des sciences consacrées à la formation continue des professeurs enseignant les sciences à l’école, au collège et au lycée.
Pierre Léna est membre de l’Académie des sciences, co-fondateur avec Yves Quéré et Georges Charpak de La main à la pâte, délégué à l’éducation et la formation à l'Académie des sciences.
En savoir plus :
- Universcience regroupe La cité des sciences et de l'Industrie et le Palais de la découverte à Paris.
- Universcience à sa web tv : www.universcience.tv
- La main à la pâte
- Académie des sciences
- Jean-François Bach, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences
- Jean-François Bach sur Canal Académie
- Pierre Léna, membre de l'Académie des sciences
- Pierre Léna sur Canal Académie
- Sous la direction de Claudie Haigneré, Plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture, éditions du Pommier, 2010
- Avis et recommandations de l'Académie des sciences, La formation continue des professeurs enseignant les sciences à l'école, au collège et au lycée
- Wynne Harlen, 10 notions-clés pour enseigner les sciences, éditions Belin / Le Pommier, 2011