Transmission des savoirs : L’alphabet de Machtots, la plus grande gloire de l’Arménie

avec Jean-Pierre Mahé, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres
Avec Anne Jouffroy
journaliste

Jean-Pierre Mahé nous présente l’immense entreprise spirituelle et intellectuelle du Sud-Caucase au Ve siècle : la création des alphabets arménien, géorgien et albanien. Le patriarche Sahak et le savant moine Machtots souhaitaient consolider la foi chrétienne et renforcer l’unité nationale dans les trois royaumes caucasiens.
Seize siècles plus tard, nous savons qu’ils offrirent, ainsi, à l’Arménie son plus grand titre de gloire. Grâce à l’alphabet de Machtots, l’Arménie a préservé, en effet, la mémoire de l’humanité. Jean-Pierre Mahé, invité par Anne Jouffroy, est membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, professeur de philologie et historiographe du Caucase chrétien.

Émission proposée par : Anne Jouffroy
Référence : rc519
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Située sur une zone de passage, donc d’échanges de toutes sortes, entre les différents empires du Proche-Orient et du Moyen-Orient, l’Arménie fut nourrie dès la haute antiquité par le rayonnement culturel des grandes civilisations voisines.
Sur le territoire de la future grande Arménie les populations hourrite et ourartienne installées aux IIe et Ier millénaires avant notre ère, étaient détentrices d’une civilisation raffinée.
Au Ier siècle avant J.C. le royaume d’Arménie de Tigrane le Grand fut, aussi, un pôle important d’art, de littérature, de théâtre…
Il ne manquait plus aux Arméniens que le moyen de noter sur parchemin, papier, pierre ou métal leur richesse culturelle.
Il semble d’ailleurs impensable qu’un peuple aussi civilisé n’ait pas songé plus tôt à écrire sa langue !

L’écriture avant le Ve siècle : instrument du pouvoir des rois étrangers

Jean-Pierre Mahé évoque ici les écritures que ces pays utilisaient avant l’invention de Machtots.
Les Arméniens -dont un certain nombre était déjà dans le Caucase dès le début du premier millénaire avant J.C- supportaient mal la présence dominatrice des Ourartiens. Il ne faut donc pas s’étonner que les Arméniens n’aient jamais repris l’écriture cunéiforme de ceux qu’ils considéraient comme des colonisateurs. Outil de la domination administrative, fiscale et spirituelle des rois étrangers, l’écriture, en général, n’était pas appréciée par les populations arméniennes qui préféraient garder l’oralité ancestrale pour ce qui leur semblait vraiment important : prières, mythes, épopées…
Aux premiers siècles de notre ère, l’Arménie fut, sans cesse, le théâtre de guerres perso-byzantines. Les rois d’Arménie craignaient toujours d’être accusés d’hellénophilie par les Perses ou de persophilie par Byzance, au risque d’être destitués par l’une ou par l’autre de ces puissances.
Quelques tentatives d’un proto-alphabet furent élaborées mais elles tombèrent vite dans l’oubli. Même l’alphabet de Daniel, évêque syrien du IVe siècle, resta sous forme d’ébauche. Précisons que le syriaque, ne possédant pas de voyelles, ne pouvait pas exprimer la riche diversité des sons arméniens. Les signes syriaques rendaient difficilement les phonèmes arméniens.

Saint Machtots et Saint Sahak ont joué un rôle capital pour l’Arménie et les petits royaumes voisins

Bien que le christianisme ait pénétré en Arménie au Ier siècle et qu’il ait été proclamé religion d’Etat en 301 (Ière nation officiellement chrétienne au monde), la grande majorité du peuple n’était chrétienne que superficiellement. Les écrits bibliques, les offices divins, les rites, les méditations spirituelles, les chants liturgiques se faisaient en langues grecque ou syriaque ; ce qui était incompréhensible pour la masse des fidèles.
Machtots souhaita lutter contre l’oralité populaire, véhicule traditionnel d’une mythologie païenne contraire à l’Évangile. Soutenu par le roi arménien Vramchapouh et le patriarche Sahak, il ouvrit dans les premières années du Ve siècle une classe expérimentale pour mettre au point ses méthodes pédagogiques. S’inspirant des écoles de l’Antiquité il apprit à lire et écrire aux jeunes enfants en leur demandant de copier des proverbes et des sentences, c'est-à-dire des phrases courtes, édifiantes et bien rythmées, qui se gravaient d’elles-mêmes dans la mémoire.
Pour répondre aux questions diverses posées par la connaissance de la Parole de Dieu et élargir l’horizon mental de la nation, Machtots s’attacha non seulement à la traduction des Livres Saints mais aussi à celle d’ouvrages aux thèmes profanes. Les acquis techniques et intellectuels les plus brillants du Proche-orient antique furent étudiés dans les écoles de Machtots : philosophie, littérature classique, grammaire, histoire, médecine, cosmologie, géographie, lois, mesures du temps et de l’espace…

Les alphabets géorgien et albanien


Alphabet géorgien

La Géorgie et l’Albanétie (au nord de l’actuel Azerbaïdjan), les deux voisins coreligionnaires de l’Arménie, bénéficièrent aussi de l’attention de Machtots qui y favorisa la création des alphabets géorgien vers 411 et albanien vers 422.
L’alphabet géorgien repose sur un alphabet grec d’une structure plus archaïque que celui qui servit pour l’alphabet arménien. L’interprète et traducteur Djala -avec qui Machtots parlait grec- l’aida à inventer ce nouvel alphabet qui présentait par ailleurs des affinités certaines avec l’écriture arménienne.
C’est aussi avec un interprète albanien que Machtots mit au point les caractères de l’écriture albanienne. La langue et l’écriture du royaume d’Albanétie tombèrent en désuétude en raison des évènements politiques et religieux suivants :

- domination par l’aristocratie arménienne à partir du VIe siècle
- démembrement et islamisation entre le VIIe siècle et le XIIe siècle.
Les manuscrits périrent et les inscriptions disparurent.
On ne disposa plus du moindre texte albanien jusqu’à la date clé de 1936 quand l’arménologue géorgien Ilia Abuladzé fit une précieuse découverte.

La découverte des textes albaniens aux XXe et XXIe siècles

Ilia Abuladzé retrouva à Erevan un curieux manuscrit copié vers 1442 contenant une collection d’alphabets étrangers. Il présentait les écritures de tous les peuples ayant traduit la Bible dans leur langue nationale. Au folio 142 du codex arménien figurait un alphabet de cinquante-deux lettres, intitulé : « l’écriture des Albaniens ».
De brèves inscriptions découvertes en Azerbaïdjan de 1947 à 1952 confirmèrent l’authenticité du document.
En 1996 Zaza Aleksidzé, directeur de l’Institut des manuscrits de l’Académie des Sciences de Géorgie, identifia plus d’une centaine de pages d’écriture albanienne dans la couche inférieure de deux palimpsestes géorgiens retrouvés par les moines orthodoxes de Sainte Catherine du Sinaï, dans les décombres d’un incendie survenu en 1975. On constata que l’alphabet albanien dérivait de l’alphabet arménien comme celui-ci dérivait de l’alphabet grec, mais des caractères propres à l’albanien furent insérés parmi les lettres ayant un équivalent arménien, sans modifier l’ordre relatif de celles-ci dans l’alphabet de Machtots. II semble donc certain que Machtots a créé l’alphabet albanien et fait traduire la Bible dans cette langue caucasique du nord-est.
La connaissance du lectionnaire albanien s’approfondira dans les années à venir grâce à l’analyse précise de la langue et du vocabulaire, qui apportera des données nouvelles sur l’histoire religieuse, la traduction de la Bible, le développement de la liturgie et enfin sur les différents aspects de la civilisation et des mentalités profanes albaniennes.

Le « Maténadaran Machtots » à Erevan :

Il se trouve que par une ruse de l’Histoire, une invention strictement nationale est devenue un acquis pour l’humanité tout entière. Si l’on déplore aujourd’hui la perte de la bibliothèque d’Alexandrie dévastée par la conquête arabe, c’est qu’on méconnaît trop souvent la richesse culturelle des vestiges de la science antique qui furent sauvés, avant l’expansion de l’Islam, par les traducteurs arméniens.
« Pour connaître sagesse et instruction, comprendre les paroles intelligentes… » cette inscription en arménien sur la porte d’entrée du « Maténadaran Machtots » (Institut de recherche scientifique sur les manuscrits anciens) rappelle au visiteur l’importance des sources irremplaçables réunies dans l’Institut-musée de la capitale arménienne.

En savoir plus :



Les œuvres des poètes-musiciens du Caucase, spécialistes et initiateurs de l’art du chant spirituel arménien, ont empli de leur souffle bouleversant les respirations musicales de cette émission.

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