Les Borgia : Les raisons de la légende noire (3/3)
Guy Le Thiec, professeur d’histoire moderne à l’université d ’Aix-Marseille, auteur du livre Les Borgia, Enquête historique, évoque l’histoire du « mythe Borgia », très tôt forgé et presque constamment réalimenté, qui empêche d’accéder à une vision plus véridique de leur personne comme de leurs actions. La vitalité de la recherche consacrée ces dernières années aux Borgia permet de reconsidérer la dynastie et principalement son personnage central, le pape Alexandre VI, et son pontificat. Quels sont les enjeux, encore actuels, attachés à cette famille ? Quelles sont les raisons de cette légende noire ?
Guy le Thiec précise : « Dans les précédentes émissions j'ai montré les facettes, souvent ignorées, d'Alexandre VI et de sa politique : souverain temporel jouant sa partie dans les guerres d'Italie, pape valencien aux rapports ambigus avec les intérêts des royaumes espagnols, homme d'Église promoteur d'un premier projet de réforme ecclésiale, fastueux mécène enfin.
Il ne s'agit pas, cependant, de présenter cette famille de princes de l'Église et séculiers sous un jour volontairement moins cru ; la vérité des faits vaut aussi pour une dynastie pontificale.
Les enjeux actuels attachés à cette famille sont de comprendre ce qu'est la papauté à la Renaissance -Renaissance flamboyante, celle d'avant les Réformes et d'une cour pontificale beaucoup plus sobre.
Il faut se détacher des appréciations parfois anachroniques, fréquemment moralisantes, presque toujours à charge.
L'historien doit démêler le vrai du faux, s'attacher à la réalité des faits et discerner les éléments de propagande lancés par les ennemis personnels d'Alexandre VI qui ont jeté les bases du mythe futur.
De son vivant, en effet, ce pape unique fut confronté aux prémices de sa légende noire.»
Pamphlétaires et libellistes anonymes se déchaînent contre le pape
Les Colonna, Orsini, Gaetani, Savelli, familles s'opposant aux Borgia, comprirent vite l'intérêt qu'ils tireraient d'une production pamphlétaire importante dénonçant les traits les plus saillants a priori bien connus du clan Borgia : vente de charges ecclésiastiques, assassinats, débauches, voire inceste.
Il n'est pas indifférent que l'un des textes les plus violents, la lettre-pamphlet diffusée entre 1501 et 1502 et adressée au cardinal Savelli, soit généralement attribué au parti des Colonna.
Les accusations d'inceste furent reprises par les poètes humanistes napolitains qui forgèrent des épigrammes anthumes et posthumes lacérant l'honneur des Borgia.
Les liens incestueux entre Alexandre VI et sa fille avaient été accrédités par Sforza, le premier mari de Lucrèce. Celui-ci, contraint à accepter la dissolution de son mariage, se vengea en prétendant avoir assisté, au Vatican, à des gestes trop affectueux du pape à l'égard de sa fille. Malgré tout, l'opinion globale à la mort du pontife (1503) ne perpétua pas dans l'immédiat ces accusations.
Jules II (1503-1513), principal adversaire d 'Alexandre VI, se contenta de le qualifier, dans un mouvement d'humeur, de « marrane »- juif converti.
Mais, au-delà du milieu du XVI° siècle, on oublia généralement la judaïcité supposée du pape Borgia. Il faut dire que d'autres accusations, bien plus graves aux yeux du monde chrétien, virent le jour en lien avec l'éclatement des Réformes protestantes.
Un pape faustien
Pendant plus d'un siècle, la légende noire d 'Alexandre VI comporta un volet proprement diabolique. Ses actions scandaleuses réelles -on ne peut les nier- ne pouvaient qu'être le fait d'un pacte avec le diable.
L'achat de son élection et sa politique de conquêtes pour préserver les intérêts familiaux et aussi, pour partie, pour établir la puissance temporelle de la papauté, et les conditions de sa mort, participèrent à cette renommée sulfureuse.
L'argument du pacte diabolique comme la véritable clé d'un pontificat décrié était ancien. Sylvestre II (999-1003), « pape de l'an mil », et Boniface VIII (1294-1303), champion de la théocratie pontificale médiévale en furent déjà les victimes.
La virulence de la critique luthérienne, puis plus radicale encore, protestante reprit cette figure honnie de la papauté et l'installa dans une histoire dont la composante mythique tint lieu de réalité.
Du diable à l'Antéchrist
Des gravures satiriques dénonçant globalement la papauté sous les traits personnalisés d'Alexandre VI se répandirent.
En particulier la gravure intitulée Alexandre VI, souverain pontife : constituée de deux figures superposées, elle présente à première vue le portrait du pape Borgia en souverain pontife pour se métamorphoser, pour peu qu'on soulève la partie volante, en dévoilement de sa nature diabolique ; le diable, caché en Alexandre VI, revêtant pareillement les habits pontificaux et les insignes de la fonction.
Les premiers réformés fuyant l'Italie et ceux issus des bastions de l'Europe protestante donnèrent sa forme véritable à la légende noire du pape Alexandre VI.
L'accusation d'Antéchrist se multiplia au cours de la moitié du XVI° siècle sous la plume des penseurs réformés réfléchissant à la question théologique du « mystère du Mal » et de ses liens avec l'institution pontificale. Symbolisant la papauté en général, Alexandre VI incarna à leurs yeux le « mystère du Mal ».
Au XVII° siècle, le personnage d'un Alexandre VI proprement sulfureux disparut avec la culture qui l'avait porté et environné ; mais demeura attachée à son souvenir une puissante charge imaginaire conservée jusqu'à nos jours.
Le mythe Borgia s'empara, alors, de César et Lucrèce.
Le XVIIe siècle et César, condottiere sanguinaire
Si, à la suite de Machiavel, la réputation et la valeur de César, homme de guerre, furent reconnues dès la Renaissance, il fallut attendre la biographie à charge que lui consacra Tomaso Tomasi en 1655 pour voir réapparaître l'épaisseur de ce personnage cruel.
L'œuvre, dédiée à Vittoria della Rovere, grande-duchesse de Toscane, entendait montrer à la postérité les agissements de celui qui avait dépouillé du duché d'Urbino ses détenteurs légitimes -cette dynastie des della Rovere dont Vittoria était la dernière héritière.
Tomaso Tomasi n'omit, bien sur, aucun de ses crimes et l'en crédita d'autres encore !
Cette biographie connut un grand succès. Elle fut traduite en français et en anglais.
Au XVIIIe siècle, historiens et philosophes, se contentèrent de ces sources partisanes. Voltaire, entre autres, revint vers cette singulière famille et contribua à sa légende noire.
Dans la seconde partie du XVIII° siècle le mythe fut moins présent. Les Romantiques, au XIXe siècle s'attachèrent au personnage de Lucrèce.
Victor Hugo, Donizetti et Lucrèce
Jusqu'au XIXesiècle, Lucrèce demeura, sur le plan historiographique, une princesse victime de sa famille. Victor Hugo émancipa le personnage et le fit revenir sur le devant de la scène en lui consacrant un drame, Lucrèce Borgia, en février 1833. Donizetti créa en décembre suivant l'opéra homonyme à la Scala de Milan.
Ces deux chefs d'œuvre, magnifiques, cristallisèrent tous les crimes Borgia sur Lucrèce – hélas pour la vérité historique !
Cette résurrection grâce à la génération des Romantiques, amena les historiens à réagir. Gregorovius, dès le XIXesiècle, livra la première œuvre historique consacrée à Lucrèce Borgia.
Et Guy Le Thiec de poursuivre : «D'autres travaux historiques, depuis, tentèrent d'y voir plus clair. Mais c'est presque une malédiction que cette historiographie des Borgia. Désormais, tous les historiens se doivent, en quelque sorte, de commencer leurs ouvrages en évoquant et le mythe et le réalité. Faire l'histoire de ce mythe, toujours si vivant, est le meilleur moyen de s'en guérir. »»
Pour conclure cette série de trois émissions sur les Borgia, Guy Le Thiec revient sur les caractéristiques historiques des années-Borgia :
« Si on ajoute les deux pontificats, on a 14 ans de règne pour Calixte III et Alexandre VI -et, certes, les années de cardinalat entre temps.
En 14 ans, il fallait que cette famille espagnole puisse s'établir, et se tailler une place, face à une aristocratie italienne -notamment romaine- impitoyable pour laquelle deux nouveaux cardinaux étrangers étaient des concurrents redoutables. Il faut absolument avoir ça à l'esprit pour comprendre les caractéristiques de ces Borgia. Et cet exercice du pouvoir, c'est aussi la meilleure incarnation de la papauté de la Renaissance, celle d'avant le Concile de Trente.
La preuve en est avec Machiavel qui donne ses lettres de noblesse à Alexandre VI dans « L'Histoire des guerres d'Italie ».
Machiavel explique que jusqu'à Alexandre VI la papauté ne comptait pas comme puissance temporelle ; il a fallu ce pape, puis Jules II, pour que la puissance pontificale soit respectée et devienne un acteur essentiel dans la confrontation entre les grandes puissances européennes.
On reconnaît, là, le génie politique d'Alexandre VI, ce pape si singulier ! »
En savoir plus :
- Ecoutez les deux premiers volets de cette série autour du livre de Guy Le Thiec :
Les Borgia, une dynastie pontificale : Alonso, Rodrigue, César et Lucrèce (1/3)
Les Borgia : Alexandre VI, pape, roi et mécène (2/3 )
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