La mémoire, nouvelles connaissances, mécanismes et pathologies
Avec ses quelque 100 milliards de neurones pour un poids moyen de 1400 grammes, notre cerveau est le cerbère de notre mémoire. Scientifiques, neurologues et académiciens se sont réunis en juin 2008 pour faire le point sur les nouvelles connaissances acquises dans ce domaine, tant sur les pathologies, que sur les mécanismes d’apprentissage de notre mémoire.
_ L’Académie des sciences a réalisé le 3 juin 2008 une séance complète consacrée à la mémoire, faisant intervenir académiciens et éminents scientifiques pour faire le point sur les nouvelles connaissances dans ce domaine
1. La mémoire à long terme : mécanismes cellulaires et moléculaires, par Serge Laroche
Serge Laroche est directeur de recherche au laboratoire de neurobiologie de l’apprentissage, de la mémoire et de la communication
UMR 8620 du CNRS, Université Paris-Sud, Orsay.
Comment conçoit-on une trace mnésique dans le cerveau ?
On admet généralement que l’information en mémoire est encodée sous forme de configurations spatio-temporelles d’activité dans des réseaux de neurones distribués et que le stockage de ces représentations repose sur des modifications acquises de la force synaptique au sein des réseaux neuronaux activés par l’apprentissage. De nombreuses études montrent qu’un des mécanismes de l’apprentissage et de la mémoire au niveau cellulaire repose sur une forme particulièrement durable de plasticité des synapses, connue sous le nom de potentialisation à long terme, ou LTP. Certains des mécanismes cellulaires et moléculaires de l’induction et de l’expression durable de cette plasticité neuronale commencent à être identifiés. Ils nécessitent l’activation de récepteurs membranaires spécifiques, comme les récepteurs NMDA du glutamate, et un ensemble de cascades d’activations moléculaires, en particulier de protéines kinases, permettant la conversion des signaux extracellulaires en changements fonctionnels de la connectivité neuronale. On découvre aussi que la régulation rapide de l’expression de nombreux gènes permet le remodelage durable des réseaux neuronaux à la base de la formation de traces mnésiques stables. Les avancées récentes dans la recherche des mécanismes cellulaires et moléculaires de la plasticité et de la mémoire seront résumées.
2. L’inscription du langage parlé et écrit dans le cerveau en développement, par Stanislas Dehaene
Stanislas Dehaene occupe la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France. Il est directeur du laboratoire UNICOG, unité mixte INSERM-CEA de neuroimagerie cognitive au service hospitalier Frédéric Joliot à Orsay.
Stanislas Dehaene est membre de l'Académie des sciences
L’espèce humaine se caractérise par sa remarquable capacité culturelle. Celle-ci repose, en dernière analyse, sur la plasticité cérébrale du cerveau en développement, qui autorise la mise en place rapide de circuits « neuro-culturels ». En quelques années, le cerveau de l’enfant acquiert une spécialisation et des compétences propres à sa culture : une langue maternelle, un système d’écriture, et bien d’autres compétences mathématiques ou musicales s’inscrivent dans sa mémoire pour le restant de la vie. L’objectif de mon exposé est de faire le point sur nos connaissances de la manière dont se produisent quelques-uns de ces apprentissages.
La neuro-imagerie démontre que, chez l’adulte, des territoires corticaux sont spécialisés pour chacun des grands domaines de compétence culturelle : la compréhension du langage parlé est toujours associé aux régions périsylviennes de l’hémisphère gauche, celle du langage écrit à la région occipito-temporale inférieure gauche, l’arithmétique aux régions pariétales bilatérales. On trouve dès la plus tendre enfance, voire même chez le nourrisson, des précurseurs de cette spécialisation : le lobe temporal gauche et l’aire de Broca répondent déjà au langage parlé, la voie occipito-temporale intervient dans la reconnaissance des objets et la voie occipito-pariétale dorsale dans celle de leur nombre.
La proposition théorique de Stanislas Dehaene est que ces biais cérébraux précoces, dès la toute première année de vie, fournissent un cadre qui contraint les apprentissages culturels. Les inventions culturelles telles que la lecture envahissent des circuits corticaux qui ont évolué dans un tout autre contexte, mais qui sont susceptibles de se recycler partiellement pour de nouveaux usages propres à l’espèce humaine. Chaque objet culturel doit trouver sa niche cérébrale, un circuit déjà organisé mais doté d’une plasticité suffisante pour se reconvertir. Ainsi la mémoire humaine s’enrichit-elle progressivement, dès la toute petite enfance, de représentations nouvelles qui constituent autant d’extensions de ses compétences génétiques.
3. Les systèmes de mémoire chez l’homme : données de la pathologie, par Francis Eustache
Francis Eustache est docteur en psychologie, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), directeur depuis 2002 de l’unité Iserm - Ecole pratique des hautes études - Université de Caen.
La neuropsychologie de ces cinquante dernières années a insisté sur l’importance théorique des dissociations observées dans différentes pathologies de la mémoire : les patients atteints d’un profond syndrome amnésique ont en effet des capacités préservées dans certains domaines de la mémoire. De nombreuses dissociations ont aussi été mises en évidence dans le cadre de différentes pathologies dégénératives. Ces constats ont stimulé les recherches et ont conduit à plusieurs modèles théoriques privilégiant une vision plurielle de la mémoire organisée sous la forme de composantes distinctes. Une fois ces systèmes identifiés, l’accent a été porté sur les relations qu’ils entretiennent entre eux et sur leur fonctionnement.
Nous avons proposé un modèle qui tient compte de nombreuses données provenant de la neuropsychologie mais aussi de la psychologie cognitive et de l’imagerie fonctionnelle cérébrale. MNESIS (pour Modèle NEoStructural Inter-Systémique ; Eustache et Desgranges, Neuropsychology Review, 2008) distingue cinq systèmes de mémoire en interaction. Trois systèmes de représentation à long terme sont organisés dans une configuration hiérarchique : des mémoires perceptives (permettent de maintenir en mémoire de simples percepts avant même l’accès à leur signification), vers la mémoire sémantique (mémoire des connaissances générales sur le monde et sur soi) et la mémoire épisodique (mémoire des souvenirs personnels avec impression de reviviscence de l’événement vécu ; voir Tulving, 2002). Par ailleurs, les différentes composantes de la mémoire de travail constituent un espace de travail qui permet le maintien à court terme de diverses informations durant la réalisation d’activités en court (voir Baddeley, 2000). Enfin, la mémoire procédurale est détentrice de nos habiletés et habitudes. Ces savoir faire sont solidement ancrés dans notre mémoire mais ils nécessitent eux-aussi des interactions nombreuses avec les autres composantes du modèle, tout particulièrement lors de l’acquisition d’une nouvelle habileté (voir Beaunieux et al, 2006). Les liens sont multidimensionnels entre ces différents systèmes : la récupération d’informations dans un système permet l’encodage ou renforce l’encodage et ainsi prolonge/modifie la consolidation dans un autre système.
Francis Eustache présente d’une part, des résultats et des modèles théoriques qui ont participé à la proposition de MNESIS.
D’autre part, il insiste sur l’un des enjeux actuels qui est d’intégrer de nouvelles dimensions à ces systèmes de mémoire, afin de mieux rendre compte de la formation des souvenirs et de la construction de l’identité. Plusieurs exemples sont pris au cours de l'exposé, dans le domaine de la mémoire autobiographique où diverses dissociations peuvent être mises en évidence dans les maladies neurodégénératives.
4. De l’ictus amnésique idiopathique à la pathologie de l’hippocampe, par Bernard Lechevalier
Ancien chef de service en neurologie au CHU de Caen, Bernard Lechevalier a contribué à la création d'une équipe de recherche en neuropsychologie, aujourd'hui dirigée par Francis Eustache. Bernard Lechevalier est membre de l’Académie nationale de médecine.
L’objectif de ce travail était d’aborder la question de la physiopathologie de l’ictus amnésique (IAI) à partir d’une cohorte de 142 patients (rapportés dans la revue Brain) examinés au CHU de Caen de 1999 à 2005, pendant l’épisode amnésique, par une équipe de garde pluridisciplinaire de neurologues, neuropsychologues et neuroradiologues. Si le diagnostic de ce syndrome est relativement aisé, sa cause et son mécanisme restent inconnus. Une lettre de Paul Broca, découverte récemment, montre que son auto-observation (1854) peut être considérée comme la première description. Au point de vue clinique, à l’encontre de la définition américaine (Transient global amnesia) nous avons constaté que l’amnésie n’était pas globale, elle n’atteint que la mémoire épisodique mais respecte les mémoires à court terme, procédurale et sémantique. L’attention, la conscience à l’exception de l’orientation temporo spatiale, sont également respectées. Il persiste à titre de seule séquelle une amnésie lacunaire. Un certain nombre de facteurs déclenchant et de signes cliniques associés sont répertoriés. Une batterie de tests neuropsychologiques a permis de considérer l’IAI comme un défaut d’accès à la mémoire à long terme à partir du « buffer épisodique » (décrit par Baddley), intermédiaire entre le court terme et le long terme.
Si l’EEG a toujours été normal au décours de l’accès, l’imagerie cérébrale fonctionnelle a contribué à mieux connaître cette affection. Traditionnellement, elle avait été considérée comme ayant un rapport avec l’épilepsie, une cause hémodynamique, la migraine. Aujourd’hui l’IRM fonctionnelle de diffusion a mis en évidence au cours ou au décours de l’épisode, une anomalie majoritairement unilatérale située dans le champ CA1 de l’hippocampe. Cette anomalie fait discuter sa localisation et sa nature, en effet il était bien établi, d’après des observations anatomocliniques, que seules les lésions bilatérales de l’hippocampe pouvaient causer un syndrome amnésique ; quant au champ CA1 sa situation est critique puisqu’il est tout autant une zone très sensible à l’anoxie et le siège, selon Cajal d’un regroupement des fibres nerveuses efférentes de l’hippocampe. La nature de cette image transitoire est inconnue, nous avons tenté un rapprochement avec des anomalies des canaux potassiques voltage dépendant de l’hippocampe incriminés dans une forme d’encéphalite limbique non para-néoplasique, acquise et réversible, de nature auto-immunes.
En savoir plus :
- Serge Laroche
- Stanislas Dehaene, membre de l'Académie des sciences
- Jean-Pierre Changeux, membre de l'Académie des sciences
Stanislas Dehaene sur Canal Académie :
- [Les neurones de la lecture-> http://www.canalacademie.com/Les-Neurones-de-la-lecture.html]
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Francis Eustache était lauréat de la fondation NRJ de l'Institut de France en 2007. Il développe l'objet de ses travaux sur Canal Académie
Jean-Pierre Changeux sur Canal Académie :
- [Le cerveau : l’inconscient, le conscient et la créativité->http://www.canalacademie.com/Le-cerveau-l-inconscient-le.html]
- [Hommage à Jean Bernard->http://www.canalacademie.com/Hommage-a-Jean-Bernard,1126.html]
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- [Jean-Pierre Changeux, mécène de la peinture française->http://www.canalacademie.com/Les-passions-de-l-ame.html]
Programme et résumés des interventions de la séance de l'Académie des sciences le 3 juin 2008, consacrée à La mémoire