"L’allusion à Narcisse", un poème d’Henri de Régnier, de l’Académie française
Dans notre série consacrée aux grands thèmes de la mythologie, Narcisse tient une place de choix. Le poème "L’allusion à Narcisse" d’Henri de Régnier, de l’Académie française, est ici étudié par les élèves de l’école d’art Koronin qui livrent leur interprétation de ce texte et donnent leur point de vue sur le mythe de Narcisse. Cette émission fait partie d’une série s’intéressant aux trois mythes grecs Narcisse, Thésée et Prométhée, dans l’art, la littérature et la musique.
Henri de Régnier (1864-1936), romancier et poète français de la fin XIXe siècle, a été élu à l’Académie française en 1911. Parmi les nombreux recueils de poésies qu’il a publiés, c’est celui intitulé « Jeux rustiques et divins » datant de 1897 qui nous intéresse puisqu'on y trouve son poème inspiré du mythe de Narcisse intitulé « L’allusion à Narcisse ».
De l'enfant à l'adulte
Une des interprétations du poème nous pousse à penser qu'Henri de Régnier s'est appuyé sur le mythe de Narcisse pour exprimer le passage de l'enfance à l'âge adulte. Plusieurs métaphores et images utilisées par l'auteur viennent souligner cette impression. "Les oiseaux volaient sur la prairie" symbolisent l'envol de l'enfant vers l'âge adulte, les fruits murs ramènent à la maturité atteinte par l'enfant: "les fruits d'une branche mûrie tombèrent". De plus, le vers "Je m'entrevis comme quelqu'un qui s'apparaît" montre que le narrateur prend conscience du changement qui s'opère en lui, il se re-découvre. L'idée qu'une période de la vie se termine se retrouve avec la métaphore du "crépuscule" ; de même, cette étape est guidée par la figure des "bergers"qui incarnent la figure des sages dont l’action relève de la contemplation et de la vie intérieure. Ils sont donc les guides et renvoient aux bergers de la Nativité. Ici, plus qu'une naissance, c'est une renaissance du personnage principal.
La figure maternelle et paternelle
Aux vers 5 et 6, la "fille" et "l'homme" peuvent être assimilés à la figure maternelle et paternelle. "Une fille cueillait des roses et pleura" renvoie à l'image de la mère, emplie de tristesse, qui cueille des fleurs pour les déposer sur une tombe, ici, celle de l'enfance achevée. La rose, fleur par excellence de l'amour est ici, assimilée aux pleurs et à la souffrance. D'un autre côté, "l'homme" qui se sent las, fait preuve de plus de pudeur et ressent au fond de lui, un sentiment de vide. Sa position géographique même le place en retrait, comme si ayant accompagné l'enfant dans son apprentissage de la vie, il devait maintenant marcher au loin et laisser l'enfant avancer seul.
Henri de Régnier, dans ce poème accorde également une place importante aux couleurs. En effet, on passe du « transparent » à « l’ombre » puis au « noir ». On voit aussi que « l’herbe noire » s’oppose, dans le vers suivant, à la « source claire ». Il y a une évolution crescendo vers la noirceur symbolique de la perte de lumière, de la mort.
De l'amour platonique à l'amour charnel
Mais surtout dans ce poème, une autre image peut questionner. L’expression « l’adolescent aimé des miroirs », dans le dernier vers, montre que les rôles sont inversés. Dans le mythe de Narcisse, le héros aime son reflet dans l'eau ; ici, il est passif, ce sont les miroirs qui sont attirés par lui, qui l’aiment. Comme s'il n’avait plus le contrôle de lui-même mais se laissait guider par les choses.
La portée de l'amour semble également importante dans ce poème. Alors qu'au premier vers, l'enfant porte ses lèvres sur les eaux, on peut voir se dégager l'image de l'amour chaste et pur : un enfant embrasse l'eau, qui s’apparente à la vie intra-utérine, à l’intérieur rassurant du ventre de la mère. Seulement, l'enfant va quitter ce cocon et découvrir un autre amour, plus charnel ; il pose ses lèvres sur celles de la fontaine : la scène renvoie à une idée d'un amour physique, comme celui qui s'offre à l'adolescent et à l'adulte en devenir.
Dans notre examen du poème d'Henri de Régnier, on remarque que l'académicien s’appuie sur le Mythe de Narcisse et le réinterprète pour exprimer l’idée d’un cheminement qui va de l’état de l’enfant à celui de l’adulte. Le petit Narcisse quitte le cocon de l’enfance pour rejoindre le monde adulte dans lequel l’amour n’est plus platonique mais charnel.
L'allusion à Narcisse
Un enfant vint à mourir, les lèvres sur tes eaux,
Fontaine, de s'y voir au visage trop beau.
Du transparent portrait auquel il fut crédule.
Les flûtes des bergers chantaient au crépuscule ;
Une fille cueillait des roses et pleura ;
Un homme qui marchait au loin se sentit las.
L'ombre vint. Les oiseaux volaient sur la prairie ;
Dans les vergers, les fruits d'une branche mûrie
Tombèrent, un à un, dans l'herbe déjà noire,
Je m'entrevis comme quelqu'un qui s'apparaît.
Etait-ce qu'à cette heure, en toi-même, mourait
D'avoir voulu poser ses lèvres sur les tiennes
L'adolescent aimé des miroirs, ô Fontaine ?
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- Consultez la fiche d'Henri de Régnier sur le site de l'Académie française.