Le rayonnement spirituel de l’Europe du Moyen Âge
André Vauchez évoque le rayonnement spirituel de l’Europe du Moyen Âge en cette année 2010 où sont commémorées à la fois la fondation de l’abbaye de Cluny (910) et celle de l’abbaye de Solesmes (1010). Les diverses façons d’interpréter, de vivre - ou de rejeter - le message chrétien ont eu, et ont encore, un impact décisif sur notre civilisation.
Carolingienne, monastique, féodale, croisée, hérétique parfois, mystique toujours, l’Europe fut sans cesse agitée par des courants spirituels. La recherche de Dieu de l’homme médiéval a façonné les générations à venir ; elle est ainsi aux origines de l’aventure de la mystique occidentale.
Le contexte historique est toujours en arrière-plan de l’évolution des mentalités, et nous l’évoquerons bien sûr ! Mais nous nous centrerons le plus possible sur le thème religieux lui-même.
Le Moyen-âge est considéré depuis longtemps comme l’âge d’or du christianisme. Aujourd’hui nous assistons parfois à une remise en question du legs religieux de cette époque, à laquelle nous reprochons d’avoir trop prôné la fuite et le mépris du monde. Soit. La chrétienté occidentale a connu la paix des cloîtres (Cluny et Cîteaux) mais elle connut aussi les frères prêcheurs (Franciscains et Dominicains) et ce sont ces prédicateurs-là qui ont le plus participé à étendre le message de l’Évangile au sein du continent européen en forgeant la spiritualité populaire.
La christianisation de l’Europe est un processus de longue durée. Son implantation et son extension géographique ont connu plusieurs phases bien différentes les unes des autres pendant le millénaire médiéval. Originaire des rives de la Méditerranée elle a pénétré progressivement par vagues sur tout le continent européen. D’abord en Occident du Ve au IXe siècle puis jusqu’aux confins de l’Europe de l’Est à partir de l’An Mil.
La forme et le contenu de la religion chrétienne évoluèrent selon les mentalités des populations nouvellement converties. Ainsi les aspects intellectuels, théologiques et doctrinaux - si importants pour les chrétiens du monde oriental grec - s’estompèrent sous l’influence des barbares récemment venus en Europe de l’Ouest et moins éduqués. Ces peuples, très sensibles aux cultes des reliques, des saints et aux rites en général, ont « tiré » le christianisme vers le concret. Dans la plus grande partie des campagnes d’Occident, domaine méditerranéen mis à part, la conversion des populations à la foi chrétienne ne fut achevée qu’autour des années 700. Elle a été plus tardive encore dans certaines régions de la Germanie, où le paganisme survécut jusqu’à l’époque de Charlemagne (l'an 800). Les souverains carolingiens se considéraient comme responsables du salut de leur peuple et prétendaient régir l’Église au même titre que la société profane. Ils s’attachèrent, en effet, à codifier le modèle liturgique de l’Ancien Testament et le christianisme devint affaire de pratiques extérieures et d’obéissance à des préceptes. Ainsi, l’idéologie impériale imposa à la fois un ordre politique et social rigoureux et une civilisation chrétienne avant tout liturgique.
Vers l’An Mil les peuples slaves, hongrois, polonais et les habitants de Kiev furent christianisés par des missionnaires venus d’Occident. Au XIIe siècle tout le continent européen fut peu ou prou converti, à la seule exception de la Lituanie qui attendra le XVe siècle pour devenir chrétienne.
La spiritualité de l’Occident est née dans les cloîtres aux IXe, Xe et XIe siècles. Le monachisme - inventé déjà au IIIe siècle en Égypte pour quelques petits couvents isolés - se développa à grande échelle avec les monastères carolingiens observant la règle de Saint Benoît où l’alternance des travaux manuels et intellectuels et des oraisons rythme la vie des moines.
Le monachisme clunisien rayonna dans toute l’Europe. Créé au Xe siècle, Cluny prit son essor hors de sa Bourgogne natale - dans le royaume de France, en Espagne, en Angleterre et en Italie - autour de l’An Mil et au début du XIe siècle grâce à trois abbés remarquables : Saint Odon, Saint Odilon et Saint Mayeul. La nouveauté de Cluny fut la notion de réseau monastique structuré qui apporta continuité et unité au sein des grandes abbayes européennes.
Cîteaux, avec la grande figure de Saint Bernard (1090-1153) au XIIe siècle et ses moines-défricheurs, essaima encore plus que Cluny dans toute l’Europe et annonça l’âge féodal caractérisé par un nouveau contexte économique et social. Le pouvoir royal planait toujours sur l’ensemble du royaume mais les seigneurs locaux - ecclésiastiques ou laïcs - s’émancipaient. Les abbayes cisterciennes indépendantes restaient liées entre elles par un pacte appelé «la Charte de Charité ».
Le Chapitre Général annuel rassemblait à Cîteaux les abbés des différentes abbayes-filles et, sous la présidence - honorifique seulement - du grand abbé de Cîteaux, prenait les décisions en commun. Les monastères cisterciens avec leur système moins pyramidal que celui de Cluny reflétaient, ainsi, le contexte féodal du XIIe siècle. D’autre part, sous l’influence de Saint Bernard, le dépouillement et l’austère élégance de l’architecture cistercienne se démarqua de la recherche de magnificence des abbayes clunisiennes. Le style artistique cistercien se répandit partout en Europe.
L’amélioration des conditions de vie caractéristiques du XIIe siècle permit un brassage des populations européennes et ouvrit de nouvelles perspectives. Les sociétés redécouvrirent les textes fondateurs antiques et chrétiens, et retrouvèrent un désir d’intériorité. La spiritualité médiévale se développa dans toutes les couches sociales : ecclésiastiques bien sûr, mais aussi laïques, aristocrates, populaires, féminines… L'érémitisme, les croisades (dont celle des enfants), les processions et les pèlerinages furent les manifestations de cet élan nouveau. Tout le monde se sentit appelé à jouer un rôle individuel pour servir Dieu.
Saint François d’Assise (1181 ou 1182-1226) se trouva dans le droit fil dans ce mouvement d’émancipation du laïcat, il fut même en avance sur son temps. Ni prêtre ni moine, il ouvrit une nouvelle voie apostolique affirmant que l’on pouvait vivre l’Évangile dans le monde en fondant tout sur l’exigence d’une pauvreté absolue. Il mit en place l’ordre des Franciscains, frères « mineurs » mendiants et prêcheurs, qui connut un immense succès. La rencontre du « Pauvre d’Assise » fut, en effet, pour des milliers d’hommes l’occasion d’un choc émotionnel profond et religieux, parce qu’il leur parlait de Dieu d’une façon nouvelle.
Saint Dominique (vers 1170-1221) fonda l’ordre des Dominicains, appelés frères « prêcheurs » : ce sont des clercs intellectuels, des théologiens puis, plus tard, des inquisiteurs. Comme les Franciscains, ils sont pauvres mais ils acceptent des dons en argent pour acheter les livres qui leur sont indispensables pour leurs travaux intellectuels. Ce pari sur la culture savante s’avéra efficace car dans un monde où le savoir théorique et pratique commençait à jouer un rôle important et où les professeurs de théologie, de philosophie et de droit allaient constituer un troisième pouvoir, à côté du Sacerdoce et de l’Empire, il y avait place, en Occident, pour un ordre de « docteurs ».
Un des aspects les plus originaux de la spiritualité occidentale du XIIIe siècle fut sans doute la place qu’y ont occupé les femmes, ce qui constitue à proprement parler une nouveauté. Certes, Héloïse (1101-1164) et la poétesse et musicienne Sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179) avaient déjà marqué le siècle précédent mais le christianisme au féminin ne s’affirma qu’à partir de 1200. Deux personnages illustrèrent la période : d’une part Sainte Claire qui, dans le sillage de François d’Assise, fut à l’origine des Clarisses, le premier ordre monastique féminin indépendant et d’autre part Sainte Elisabeth de Hongrie, inspiratrice des futurs mouvements caritatifs féminins.
Le rayonnement de la spiritualité chrétienne médiévale transforma la société européenne. Nous en sommes, au XXIe siècle, les héritiers à plusieurs titres : recherche de l’intériorité pour trouver Dieu, multiplication des formes de vie religieuse et conquête du rôle des femmes dans le domaine de la foi.
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