Madame Geoffrin : femme d’influence, femme d’affaires au temps des Lumières
Ni aristocrate ni intellectuelle, madame Geoffrin, née à Paris en 1699 et morte en 1777, devint célèbre par son salon. Personnage à part dans le Paris des Lumières, elle demeure finalement mal connue. Découvrons-là avec Maurice Hamon qui, pour la première fois, souligne sa position d’actionnaire principale de la Manufacture des Glaces et fait ainsi apparaître le lien décisif entre fortune et capacité d’influence.
Un certain nombre de clichés, véhiculé par un XIXème siècle admiratif de la femme émancipée, se rapportent à la vie de madame Geoffrin, à commencer par sa naissance qualifiée par Sainte-Beuve et les Goncourt de « bourgeoise » voire « obscure ». Fille d’un valet de chambre de la Dauphine, Marie-Thérèse née Rodet, fut élevée par sa grand-mère maternelle, madame Chemineau. Loin d’être au bas de l’échelle sociale, les Chemineau tout comme les Rodet, illustrent ces familles de bourgeois qui à coup d’achat de charges ou d’offices accroissent leur fortune, vectrice d’ascension sociale. A l’âge de 14 ans, sa grand-mère la marie à François Geoffrin, alors âgé de 48 ans. Là encore, les idées reçues sont nombreuses.
Du rêve à la réalité
La légende a laissé l’image d’une jeune fille sans le sou qu’on marie à un riche veuf, celui-ci tirant sa fortune de son premier mariage avec une vieille femme fort riche. Maurice Hamon rétablit les choses. En 1713, au moment du mariage, François Geoffrin a déjà acquis ses premiers deniers à la Manufacture des Glaces, sa fortune il l’a doit à son entregent et non à son premier mariage. De son côté, la jeune Marie-Thérèse est loin d’être un mauvais parti. Devenu tuteur de sa jeune épouse, François Geoffrin gère pour son compte un capital de plus de 200 000 livres. En 1719, il renforce sa position par l’acquisition d’une charge de secrétaire du roi. L’ascension sociale de Geoffrin ne cesse de se confirmer, en 1722 il possède 13% du capital de la Manufacture royale des Glaces.
Les premières années du ménage Geoffrin sont mal connues. Deux enfants naissent : Marie-Thérèse, future madame de la Ferté-Imbault, et un garçon, Louis, mort à dix ans. Une chose est sure, ce n’est pas dans le mariage que madame Geoffrin compte s’épanouir. Là encore, contrairement à l’idée reçue qui situait les débuts de son salon à la mort de son mari en 1749, elle ouvre son salon de la rue Saint-Honoré vers 1727-1730. Dès le départ, elle refuse le rôle paisible d’épouse et caresse le rêve, en apparence fort prétentieux, de posséder son « royaume ». L’état de fortune des Geoffrin lui en donne la possibilité. Elle commence ainsi à recevoir des gens de lettres et à constituer sa « société ».
De l'ambition à la notoriété : le salon de madame Geoffrin
Maurice Hamon distingue plusieurs périodes dans l’histoire du salon de madame Geoffrin qui s’étend sur près de cinquante ans, de 1727 à 1777. Dans un premier temps, madame Geoffrin s’inspire des salons existants comme celui de madame de Lambert ou de madame de Tencin. Il s’agit donc d’un cénacle littéraire relativement classique. Les premiers hôtes sont les figures connues de tous les cercles du moment. On retrouve ainsi Fontenelle, Montesquieu, Marivaux… Les enjeux aussi sont les mêmes, c’est-à-dire les débats scientifiques et les manœuvres pour les élections à l’Académie. Dans les années 1750, madame Geoffrin se démarque de ses rivales. Constatant l’essoufflement du prestige de l’Académie et le vieillissement de ses fidèles, elle décide d’élargir sa « société ». Avec un flair certain, elle ouvre ses portes au monde artistique et crée un deuxième jour de réception, le lundi, pour les artistes et amateurs d’art. Il s’agit là d’une réelle nouveauté. En même temps, elle renouvelle son cercle du mercredi. A la génération des Fontenelle-Montesquieu succède celle de d’Alembert. Les savants se muent en philosophes. Elle ne se cantonne pas pour autant à eux seuls, elle prend soin d’ouvrir ses portes au monde des affaires. Il faut préciser que depuis la mort de son mari en 1749, elle prend une part directe à la gestion de la Manufacture des Glaces, qui lui permet de faire vivre son salon. Les Saladin, importants actionnaires genevois de la Manufacture, font ainsi partis des habitués de la rue Saint-Honoré qui, d’ailleurs, devient presque le second siège de la Manufacture des Glaces. Madame Geoffrin n’hésite pas en effet à mettre ses relations au service des intérêts de la Manufacture. En 1757, elle s’impliquera personnellement pour obtenir le renouvellement du privilège. Si son salon est ouvert aux philosophes et aux financiers, il l’est aussi à l’aristocratie et aux étrangers en poste ou de passage à Paris. En 1753, elle accueille ainsi un jeune aristocrate polonais, Stanislas-Auguste Poniatowski. Ce jeune homme issu d’une des plus grandes familles de Pologne devient sa coqueluche. A nouveau madame Geoffrin a eu « du nez ». En 1764, Stanislas-Auguste deviendra roi de Pologne. Deux ans plus tard, en 1766, madame Geoffrin, pourtant casanière, se rendra à la cour de son ancien protégé. Ce voyage est capital pour elle mais aussi pour son salon. Il ouvre la dernière période, celle de l’apogée. En effet, le principal résultat de ce voyage est d’asseoir définitivement sa réputation à l’échelle de toute l’Europe, terrain sur lequel elle distance désormais ses rivales limitées à leur horizon parisien. Son noyau d’habitués s’élargit encore, et jusqu’à sa mort en 1777, elle saura veiller sur son « royaume » ni littéraire, ni artistique, ni financier, ni politique, ni aristocratique mais tout cela à la fois.
Son but était d’établir sa propre société, elle réussit, grâce à un tempérament entreprenant et à une stratégie déterminée mêlant goût du pouvoir et capacité à sentir les tendances de la société. Son salon, véritable projet de vie, guida l’ensemble de ses choix comme celui, en 1733, de marier sa fille, tout à la fois son double et son contraire, à Philippe Charles de la Ferté-Imbault, issu d’un lignage ancien.
Présentation de l'éditeur
- Lieux de sociabilité certes, mais surtout lieux de pouvoir à travers lesquels de nouvelles élites, celles de la finance et de l' « industrie », s'affirmèrent socialement, les salons des Lumières ont joué un rôle historique capital. En lançant les écrivains et les artistes, en répandant les idées nouvelles, en faisant et défaisant la réputation des hommes d'Etat, en drainant vers la Ville (et non plus vers la Cour) l'Europe de la création et de la pensée, les maîtresses de maison de cette époque ont écrit une page fascinante de l'histoire des femmes, car elles ont brisé le modèle qui les réduisait à l'état de pourvoyeuses de dots et de génitrices.
Madame Geoffrin est certainement celle qui est allée le plus loin dans cette voie. N'ayant pour elle ni la naissance (elle devait son opulence à son mariage, à quinze ans, avec un barbon, « caissier » de la Manufacture des Glaces de Saint-Gobain), ni l’esprit de galanterie, ni la culture (son orthographe est très approximative), elle usa, pour supplanter ses rivales, notamment Madame du Deffand, de sa force de persuasion, de son entregent, de sa capacité à se servir des uns pour attirer les autres. Vaniteuse bien sûr, fière de ses prises de guerre et soucieuse à l’extrême de toucher les gens importants, elle visait à gagner la confiance des décideurs politiques, par exemple pour faire renouveler le privilège royal de Saint-Gobain ou consolider sa position d'actionnaire principale. Peut-être même s’est-elle faite femme d’influence pour être meilleure femme d’affaires... Ses liens avec Catherine de Russie ou avec le roi de Pologne Stanislas Poniatowski, en tout cas, semblent l'avoir mobilisée davantage que sa familiarité avec Fontenelle, Montesquieu ou Van Loo. De la même façon, ses relations orageuses avec sa fille, Mme de La Ferté-Imbault, qui tenait salon avec elle et qui prit plus tard sa suite, ne furent jamais dépourvues d'arrière-pensées financières.
Femme de tête intelligente et énergique, Mme Geoffrin méritait bien cette biographie entièrement nouvelle. Exploitant avec une science et un talent littéraire exceptionnels une masse d'archives absolument inédites, Maurice Hamon renverse bien des idées reçues sur son héroïne et plus généralement sur la société, les idées et l'économie au XVIIIe siècle. Son livre modifie en profondeur notre perception du siècle des Lumières et dissipe nombre d'erreurs et de mièvreries colportées par une historiographie paresseuse.
L'auteur
- Diplômé de l’École des Chartes, Maurice Hamon, conservateur aux Archives nationales, puis créateur du service des archives de Saint-Gobain, est directeur des relations générales de cette grande société. Spécialiste de l’histoire et de la culture de l’entreprise, il a publié de nombreux travaux de référence sur le sujet, notamment Du Soleil à la Terre : une histoire de Saint-Gobain (Lattès, 1999) et Saint-Gobain, 1665-1937 (Fayard, 2006).