Calvin et l’affaire Servet
Le pasteur Vincent Schmid, qui prêche en la cathédrale de Genève en lieu et place de Calvin, a publié un ouvrage Michel Servet, du bûcher à la liberté de conscience pour éclairer l’affaire qui opposa Calvin à Servet, lequel finit par être brûlé vif, et aussi à un troisième personnage Sébastien Castellion. Quelles sont leurs divergences essentielles ? Vincent Schmid ouvre le débat.
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Après des études de philosophie et de théologie, Vincent Schmid est Pasteur à la Cathédrale St Pierre de Genève et très actif dans le domaine interreligieux. Il a publié de nombreux articles sur Pierre Jurieu, Sébastien Castellion, Jean Calvin, Eugen Drewermann. Il a participé à la réédition du Nouveau Testament d’Hugues Oltramare. Il est membre du Musée international de la Réforme de Genève. Son dernier livre Michel Servet, du bûcher à la liberté de conscience paru en ce début d'année 2009 évoque magistralement l’affaire qui opposa de façon dramatique Michel Servet au grand Réformateur, Jean Calvin dont on fête en cette année 2009 le jubilé de la naissance : « En ce 500e anniversaire de la naissance de Jean Calvin et de Michel Servet, l’affaire Servet reste une épine dans l’image du Réformateur : voilà qu’en ce XVIe siècle où l’intolérance de l’Inquisition domine l’Europe, à Genève un opposant à Calvin est, à son tour, brûlé… ». Mais très rapidement, Vincent Schmid nous avertit qu’il ne s’agit pas là d’un livre à 2 personnages Calvin/Servet mais à 3 personnages parce qu’explique-t-il « les idées soulevées, défendues jusqu’à la mort par Servet vont cristalliser le débat entre Calvin et un certain Castellion… » Voilà donc notre 3ème personnage : Sébastien Castellion.
Qui sont Michel Servet et Sébastien Castellion ? Quels sont leurs points essentiels de divergences avec Calvin ? Vincent Schmid répond :
« Servet est intellectuellement un enfant de l’Espagne judéo-musulmane et d’Erasme. Il est né en Aragon la même année que Calvin, en 1509 (une variante suggère 1511). La Reconquête de la Péninsule par les Rois catholiques est achevée depuis 1492. Servet a grandi dans une atmosphère de christianisation à outrance et d’assimilation forcée de la population espagnole encore très brassée. Les Juifs ont été expulsés d’Espagne mais certains sont restés en pratiquant la double appartenance religieuse, ce sont les marranes. Les arabes musulmans sont encore nombreux jusqu’à la fin du XVIe siècle et ont la même attitude, on les appelle les morisques. L’Inquisition, ou s’illustre le sanguinaire Torquemada, et la police de Charles Quint se montrent terriblement persécutrices à leur endroit. »
Erasme, le prince des humanistes, exerce une influence énorme sur les Universités européennes et sur l’Espagne en particulier. L’étudiant Servet lui emprunte les outils linguistiques, le goût du retour au texte hébreu et grec et le recours au libre examen affranchi de la chaîne des maîtres qui se pratiquait au Moyen Age. Par formation autant que par caractère, Servet cultive de multiples centres d’intérêts. Il sera éditeur, bibliste, médecin, astrologue, géographe et mathématicien. Mais au fond de lui, il se sent une âme de rénovateur religieux.
Un certain nombre d’érasmiens espagnols traduisent et répandent des écrits de Luther, ce qui alimente l’effervescence pré-réformatrice connue sous le nom d’alumbrados (illuminés, inspirés). L’Inquisition réagit avec une férocité extraordinaire et diligente les premiers autodafés d’hérétiques dits luthériens, comme à Valladolid.
Les trois anneaux de Boccace
Le projet de Servet est la conséquence de tout cela. Il cherche une issue au drame humain de l’assimilation et de la catholicisation forcenées dont il est le témoin dans son enfance et sa jeunesse. Puisque le vent souffle partout en Europe dans le sens d’une réforme spirituelle, sa solution à lui sera théologique et religieuse. Cette solution doit être comprise à la lumière de la parabole des trois anneaux de Boccace, ces trois anneaux figurant la parenté étroite entre les monothéismes chrétien, juif et musulman.
Un monothéisme de synthèse
Servet va chercher à restituer le pur monothéisme du Jésus de l’histoire, auquel il pense avoir accès grâce aux méthodes de l’humanisme littéraire, en le dégageant de tout ce qui a été surajouté par la suite, de façon à rendre le christianisme compatible avec les messages juif et musulman. Restituer est à entendre au sens fort : redonner son visage originel à ce qui a été défiguré, caricaturé et falsifié. Ce qu’il vise au fond, c’est un monothéisme de synthèse qui finisse par supplanter les trois autres. Pas vraiment un syncrétisme, mais un christianisme passé au laminoir des plus fortes objections judéo-musulmanes. Ce n’est pas non plus un retour déguisé au judaïsme (Servet n’est pas lui-même un marrane, sa mère est française et son nom n’est pas juif). Il ne se montre intéressé ni par la Loi d’Israël ni par la loi de l’Islam. C’est du reste une des raisons de son rejet du baptême des enfants (il est un anabaptiste convaincu, ce qui n’arrangera pas les choses). Il estime que le baptême n’est qu’un succédané de la circoncision. Il croit au règne de l’Esprit.
Calvin, en pleine polémique après le bûcher de Champel, dira et écrira que Servet voulait fonder une nouvelle religion, ni plus ni moins.
Trinité et double nature
Prendre au sérieux les principales objections des juifs et de musulmans à l’encontre de la foi chrétienne, cela revient en tout premier lieu à mettre en question les dogmes de la Trinité (une seule nature divine en trois personnes distinctes, Père, Fils et Saint-Esprit) et de la double nature de Jésus-Christ (vrai Dieu et vrai homme).
Servet estime que la théologie officielle de l’Église latine a été la victime de deux nuisances principales :
- La première est la peste philosophique (philosophica pestas) venue des Grecs et incarnée par les Conciles de Nicée, Constantinople, Ephèse et Chalcédoine.
Pourquoi parle-t-il d’une peste ? Parce que cet esprit philosophique a réintroduit dans le christianisme le polythéisme (adorer trois dieux, c’est être polythéiste) et l’idolâtrie qui le dénaturent.
- La seconde nuisance est le fait que très tôt dans son histoire, le christianisme est devenu une religion d’Etat, alliée au pouvoir en place et n’hésitant pas à s’imposer par le glaive du Prince.
L’Inquisition espagnole, qu’il assimile à la Bête de l’Apocalypse, est le parfait exemple de cette collusion.
Le De Trinitatis
En 1531, Servet fait paraître chez un imprimeur de Haguenau son premier ouvrage, le De Trinitatis Erroribus, qui est un démontage en règle du dogme trinitaire et de la double nature du Christ…
Pour Servet, ce qui fait l’Église véritable, ce ne sont ni l’autorité des Conciles et de la tradition, ni les bulles du Pape, ni le magistère de la Sorbonne mais la parole du maître de Galilée, qui nous révèle le divin. C’est par la parole du Christ et elle seule « qu’est engendré notre être intérieur ». Il maintient l’idée que c’est ce Christ historique qui a été l’accomplissement final des Ecritures et non sa divinisation, fruit d’une spéculation hasardeuse qui nous fait régresser dans un « trithéisme » absurde. Par accomplissement final, il faut entendre la révélation finale du divin. C’est le Christ historique qui montre le divin à l’homme sous la forme des étincelles de divinité qui sont en lui. La voie royale vers le divin, c’est le Christ, même si le Christ n’est divin à la manière du dogme. Jésus est fils du Dieu éternel et non pas fils éternel de Dieu. Mais Jésus reste le messager de Dieu par excellence. C’est pourquoi Servet écrit : « En dehors du Christ, ni le juif ni le sarrasin ne peut adorer le vrai Dieu ».
Évidemment, le De Trinitatis est un brûlot qui mécontente tout le monde. Il fait peur aux réformés. Calvin, dans son Traité des Scandales, écrit que Servet ruine l’édifice de la chrétienté de fond en comble… Le but de Calvin est de réformer l’Église sur la base d’une compréhension renouvelée des Ecritures. De plus, Calvin est aux affaires à Genève, il est passé de la théorie à la pratique et n’entend pas que son œuvre soit compromise par des gens qu’il considère comme des aventuriers… Servet quant à lui estime que Luther et Calvin n’ont fait qu’un premier pas dans la révélation de la vérité, mais qu’il faut aller beaucoup plus loin. C’est le christianisme tout entier qu’il s’agit de refonder. C’est le christianisme tout entier qui est encore à naître. La rencontre manquée de 1533 à Paris entre les deux hommes, rue Saint-Antoine, est comme le signe d’une impossible rencontre intellectuelle et spirituelle…
Qui est Sébastien Castellion ? (1515-1553)
L'exécution à Genève en 1553 de Michel Servet pour cause de refus de la doctrine trinitaire indigne Castellion ; il publie, sous un pseudonyme, le Traité des hérétiques, d’où est extraite cette phrase célèbre : « Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme. »
Vincent Schmid écrit : « En son temps, Sébastien Castellion apparaît incontestablement comme un marginal, en ce sens que son rôle dans la fondation et le développement de la Réforme genevoise ne peut se comparer à celui qui, après avoir été son maître et ami est devenu son adversaire, Jean Calvin. Mais Castellion est celui qui, dans la marge, pose un certain nombre de questions cruciales ».
Calvin, venu de l’humanisme, tourna le dos à ce grand mouvement de pensée pour élaborer une théologie biblique de la transcendance, peut-être la plus rigoureuse et la plus cohérente qui fut dans l’histoire de la pensée chrétienne. C’est dans ce cadre que prend place ce qu’il appelle le témoignage intérieur du Saint Esprit. Le témoignage intérieur du Saint Esprit est une solution au problème du point d’appui qui se posait inévitablement aux Réformateurs : sur quoi s’appuyer dès lors que le recours à l’autorité de l’Église et de la Tradition qui prévalait jusque-là est disqualifié ?
Pour Calvin, « le Saint Esprit est maître ou docteur de vérité. C’est lui qui enseigne tous les hommes au-dedans ». C’est le Saint Esprit qui prédispose à l’écoute et à la foi, puisque par elle-même la nature humaine, irrémédiablement corrompue et pécheresse, ne le peut pas. En même temps qu’il enseigne, le Saint Esprit recrée et régénère. L’attestation intérieure qu’il donne de la vérité est de l’ordre de la révélation. Lorsque le croyant lit les Écritures, Dieu agit en lui en même temps qu’il se donne à connaître à travers le texte. Le pasteur Claude, du temple de Charenton, dans ses controverses avec Bossuet, reprendra cet argument en affirmant qu’une simple ménagère, Bible en main, peut avoir raison contre un Concile tout entier !
Sébastien Castellion est lui aussi venu de l’humanisme. Il a fait ses classes au collège de la Trinité à Lyon et n’a jamais renié la vision optimiste de l’homme dont l’enseignement humaniste est porteur. Il est pourrait-on dire un érasmien passé à la Réforme. Il y a chez Castellion une confiance dans l’immanence du créé et de la créature, qu’il voit plus à travers le prisme de la bénédiction originelle que celui du péché originel. Castellion introduit dans la Réforme l’idée du libre examen tel que l’entendait Érasme. Le libre examen juge de l’autorité de l’Église et de la Tradition. Commentant le huitième chapitre du livre des Proverbes, Castellion dit de la raison qu’elle est fille du ciel, et l’assimile au Logos johannique. La raison, au sens de la faculté de juger, de douter, d’examiner, d’opérer des choix d’interprétations, est la lumière naturelle que Dieu a donné à l’humanité. Le libre examen ouvre la voie à la démarche critique et l’on peut à bon droit considérer Castellion comme l’un des initiateurs de la critique biblique aux côtés de Richard Simon et de Spinoza.
« Le pardon, dit Castellion, est accordé aux hommes pour la réforme de leur vie ». Ceci débouche sur la prise en compte de l’éthique comme critère de discernement spirituel : « On reconnaît l’arbre à ses fruits et la doctrine aux mœurs qu’elle produit ». L’éthique devient ainsi une sorte de test de la foi. On peut situer Castellion dans la lignée des pacifistes chrétiens qui va de François d’Assise à Théodore Monod en passant par les Quakers et bien d’autres. C’est au moment du déclanchement de la première guerre des religions en France, après le massacre de Wassy, qu’il écrit son admirable Conseil à la France Désolée, adressé aux deux partis en présence, évangélique et catholique. Votre violence, leur écrit-il, vous rend suspects. Elle montre que vos âmes ne sont pas guéries. Elle oblitère la foi que vous prétendez défendre, elle lui ôte tout son crédit.
Pour Castellion, annonçant par là JJ Rousseau, l’être humain est perfectible. Le but de la doctrine biblique, c’est l’amélioration de l’homme. La meilleure doctrine est celle qui rend les gens meilleurs. Et il s’agit moins d’affirmer que nous sommes simul peccator simul justus – en même temps pécheur et juste - que de prendre conscience que nous sommes sur le chemin de notre perfectionnement. Le verset des Proverbes « le juste tombe sept fois par jour et se relève » signifie pour Castellion que le juste est dans une dynamique de guérison dont les chutes font partie. Jules Bonnet, historiographe de Castellion, écrira : « Pour Calvin, la Réforme était un fait accompli, une révolution qui avait dit son dernier mot et tracé dans ses formules inflexibles les limites que l’esprit humain ne devait plus franchir. Pour Castellion, la Réforme était une rénovation à peine commencée, qui devait abolir toutes les servitudes spirituelles, enfanter de libres croyants et concilier la variété des interprétations dans l’unité de l’esprit ».
Nous touchons du doigt l’une des divergences essentielles entre les deux hommes. Elle tient à proprement parler à la stratégie réformatrice. Calvin, ce grand intellectuel rencontré par l’histoire et qui en assume les défis avec la part d’ombre qui leur est attachée, opte pour une stratégie de rupture radicale avec le catholicisme de Rome. Castellion, ce moderne avant l’heure poussant jusqu’au bout la question de l’humanisation de l’homme, pense que la réforme de l’Église doit se faire par la douceur, progressivement et se perfectionner sans cesse par la suite.
On pourrait alors comprendre de deux manières la fameuse – mais obscure – formule latine, ecclésia reformata semper reformanda – une église réformée toujours à réformer. À la manière de Calvin : la Réforme a été faite une fois pour toutes et il n’y a pas à la recommencer. Mais ses enseignements tombent constamment dans l’oubli. Les pesanteurs humaines et ecclésiastiques, pourvoyeuses d’entropie, font qu’on se dé-réforme sans cesse. Il est donc nécessaire de revenir sans cesse à la source, afin de se réformer à nouveau. À la manière de Castellion, pour une réforme progressive. Considérer la Réformation comme l’inauguration d’un processus d’évolution appelé à se poursuivre indéfiniment.»
Attendait-on vraiment en cette année du jubilé de Calvin, de la part de celui qui prêche 500 ans plus tard, en lieu et place de Calvin, aujourd’hui en 2009, dans la Cathédrale St Pierre à Genève, cette démarcation, cette mise en marge du consensus attendu autour de Calvin ?… N’est-ce pas là aussi pour Vincent Schmid, la façon de s’inscrire à son tour dans la marge, avec le souci non dissimulé de situer son calvinisme par rapport au fondateur en choisissant d’évoquer ce qui fait tâche, ce qui fait mal dans le ministère de ce dernier, c'est-à-dire : Servet, Castellion… ?
Vincent Schmid répond : « D'abord, c'est aussi le 500ème de Servet, qui est né la même année que Calvin. Ensuite parler de Servet, c'est parler de Calvin puisque ces deux noms sont associés pour l'éternité. L'histoire est l'histoire, on ne peut pas la changer. Et surtout c'est parler de la naissance dramatique d'un débat qui va se révéler essentiel pour le protestantisme moderne, le débat autour de la liberté de conscience et du pluralisme doctrinal. Le risque de toute commémoration, c'est d'idolâtrer les héros du passé. Calvin aurait détesté cela, lui qui a voulu être enterré anonymement dans la fosse commune pour que justement la postérité ne soit pas tentée par le culte de la personnalité. Je n'ai pas du tout l'impression de me démarquer, j'ai au contraire le sentiment d'être au coeur d'un vrai sujet, celui de la réforme permanente. Tout en reconnaissant l'incontestable génie de Calvin, on a le droit - et même le devoir - de se souvenir qu'il ne fut pas un saint. Etre calviniste aujourd'hui, ce n'est pas servir avec servilité une relique du passé, mais retrouver un souffle pour le présent. »
En savoir plus :
Vincent Schmid, Michel Servet : Du bûcher à la liberté de conscience, Les Editions de Paris-Max Chaleil, 2009
- Cathédrale de Genève
- Le jubilé Calvin
- Exposition sur Calvin, organisée à la Bibliothèque de Carouge (Suisse)
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