François Mauriac, de l’Académie française : La paix des cimes
« La paix des cimes » est un recueil des chroniques données par François Mauriac au Figaro, au Figaro Littéraire, à la revue « La table ronde » de 1948 à 1955. Notre chroniqueur Jean Mauduit peut témoigner que le temps n’a pas usé l’intérêt de leur lecture, en raison du style inimitable de l’académicien.
Publier des chroniques du temps passé n’est pas sans risque, -le journalisme étant tout de même lié à l’éphémère- aussi faut-il saluer l'initiative des Editions Bartillat et leur collection Omnia.
Curieusement, le temps n'a pas usé l'intérêt de ces chroniques. Certes, un certain nombre de sujets qui étaient brûlants à l’époque le sont beaucoup moins aujourd’hui. Et nous nous étonnons, parfois, de la passion qu’y apporte François Mauriac. Par exemple, la chronique, au demeurant admirable, consacré à Drieu La Rochelle et publiée dans la revue « La table ronde » de juin 1949. Comme souvent chez Mauriac, on y trouve à la fois un grand sens du tragique de la destinée humaine, un sincère élan de compassion chrétienne, et des bribes de cruauté. Drieu la Rochelle, un écrivain qui sous l’occupation s’était trompé de route, se suicida en 1945. Mais « ce garçon, écrit Mauriac, n’a abouti au désespoir que parce qu’il était parti du désespoir… il n’a jamais été habile : sa collaboration avec l’Allemagne, ce n’était pas une carte qu’il jouait ». Et quelques lignes plus bas : « Ce garçon débauché, cynique dans ses propos, qui jouait de sa nonchalance parce qu’il savait que son charme était fait de veulerie, fut au vrai un esprit inflexible, un logicien qu’une certaine interprétation des données historiques en 1919 précipita dans cette voie sans autre issue qu’une mort de cerf exténué, traqué par les chiens ».
C’est très beau et c'est féroce. Tout Mauriac est là, en tout cas une partie du secret de ce sombre génie. Il a lavé en quelque sorte Drieu la Rochelle du péché de calcul politique « il n’a jamais été habile, sa collaboration ce n’était pas une carte qu’il jouait ». C’est pour mieux le clouer au sol la seconde d’après, d’un coup de patte infaillible. Mais qui se souvient aujourd’hui de ces débats, de ces combats, exception faite pour les historiens ?
Ce recueil a donc supporté les outrages du temps, en raison précisément de ce style inimitable, un des plus beaux de la littérature du XXème siècle. Mauriac est une grande conscience chrétienne, tant pis si le mot fait sourire mais ce mot est à prendre dans son acception la plus tragique. C’est le christianisme de l’irrédemption, pardonnez-moi ce néologisme, où chacun gravit avec le Christ la colline du Golgotha, où chacun prend sur soi la mort du Sauveur et les péchés du monde – des péchés considérés avec un mélange inextricable de vertige et de remords. Savez-vous qu’après le décès d’André Gide un sinistre plaisantin expédia au Figaro, à l’intention de François Mauriac, un télégramme ainsi conçu : « Bien arrivé. Enfer existe pas. Peux te dissiper » ? Mais ce déséquilibre permanent de la conscience fait aussi la qualité irremplaçable de l’écriture mauriacienne.
J'ai eu l'occasion de rencontrer Mauriac au cours de sa carrière de journaliste, précisément dans cette période de l’après-guerre. J’étais Secrétaire Général de Témoignage Chrétien et Mauriac nous honora de sa coopération – à l’époque on n’aurait jamais osé dire collaboration – en nous donnant quelques billets très engagés sur les atrocités au Kenya, le colonialisme, la paix en Indochine, sur la guerre d’Algérie dont c’étaient les prémisses. Un jour nous l’avions invité à déjeuner. Il fut tel qu’en lui-même, d’une exquise courtoisie et d’une grande bienveillance pour les jeunots que nous étions, mais sombra dans une colère excessive parce que le serveur, l’avait-il fait exprès ?, laissa tomber sur son veston un peu de la sauce d’un plat – il est vrai que c’était jour de séance à l’Académie. Par la suite il m’envoya plusieurs mots très amicaux pour des chroniques littéraires que je lui avais consacrées."
Et l'Académie française, qu'en dit-il ?
Par ailleurs, François Mauriac (1885-1970), élu à l'Académie française le 1er juin 1933 au fauteuil d'Eugène Brieux, évoque largement l’Académie dans ses chroniques. Il lui consacre même dans le Figaro littéraire en avril, mai et juin 1955 une trilogie d'articles consacrée aux courants politiques qui sous-tendent les élections (une quinzaine de pages de ce livre de chroniques). Cette série d’articles s’intitule d’ailleurs « Histoire politique de l’Académie Française ». La première publication a pour sujet et pour héros André Chaumeix, un écrivain bien oublié, qui d’après Mauriac était le deus ex machina d’une série d’élections destinée à faire entrer quai de Conti une extrême droite littéraire. Littéraire et politique, naturellement, une droite que Mauriac appelle "la droite à l'état pur" car il veut montrer que "l'Académie... a été au vrai, entre 1918 et 1940, un des lieux où s'est préparé notre destin".
Toute l'actualité
Mais, finalement, ces chroniques de l’après-guerre évoquent quasiment toutes les actualités de l’époque : De l’assassinat de Gandhi. De l’Islam. De Pierre Loti, l’auteur de Ramutcho. De Koestler. De la judaïté. Du journal d’André Gide. Mais aussi des projets financiers de Paul Reynaud dont la politique libérale se heurtait au dirigisme socialiste. Des tumultes à l’Assemblée. Des comptes qu’il avait à régler avec Jean Cocteau, avec André Gide. De la mort de Marc Sangnier (que j'ai également connu), le père du syndicalisme chrétien. Mais aussi de Maurice Thorez. De l’existentialisme, dans une chronique particulièrement violente du mois d’août 1950 qu’il titre « l’excrémentialisme ». Et puis de la mort. Et puis du maréchal Pétain. On n’en finirait pas de tout citer (il y a d'ailleurs un index fort utile à la fin de l'ouvrage).
Deux ou trois niveaux de lecture
En fait il y a deux niveaux de lecture de ce recueil, deux et même trois. Le point de vue de l’historien littéraire, de l’historien tout court, qui trouve là le reflet scintillant de toute une époque. La curiosité du citoyen lambda, qui saura du coup ce qui intéressait ses parents, grand’parents, ou arrière grand’parents. Et puis l’amateur de style, qui se délectera à n’en pas douter. On peut jeter un regard de mélancolie sur le journalisme pratiqué à ce niveau – par un homme qui n’oublie jamais d’être écrivain, et un grand écrivain, tout en se montrant capable de saisir le moindre frémissement de ce que nous appelons, tristement, l’actualité.
Texte de Jean Mauduit.
La troisième édition de ces chroniques a été revue et corrigée, établie, présentée et annotée par Jean Touzot.
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