Le Grand Condé, le Héros fourvoyé de Simone Bertière
L’historienne Simone Bertière est invitée à présenter son livre Condé, le Héros fourvoyé. À vingt-deux ans, Louis de Bourbon, duc d’Enghien, futur prince de Condé (1621-1686) passe pour l’égal de César et d’Alexandre. Il devient l’idole de la jeune noblesse d’épée. Il a tout, naissance et fortune. Il se croit tout permis. Mais l’action politique est son talon d’Achille. Sagesse et maturité venant, il fait de son domaine de Chantilly un haut lieu de culture, de tolérance, de paix, et l’un des plus beaux fleurons de notre patrimoine. Comment le « Grand Condé » illustre-t-il la grandeur et les dérives de l’héroïsme ? Que nous révèle-t-il de ce XVII e siècle où les derniers sursauts de l’esprit féodal s’effacent pour laisser place à la France moderne ?
Simone Bertière explique les raisons qui l'ont incitée à écrire une nouvelle biographie sur ce personnage qui a fait, déjà, couler beaucoup d'encre :
« Ce livre vient après beaucoup d'autres. Est-il besoin de dire qu'il leur est grandement redevable ? Mais certains de ces ouvrages sont animés par les préventions envers la régente, Anne d'Autriche, et envers Mazarin qui étaient encore de règle au moment de leur publication.
Il y avait donc place, à côté d'eux, pour une biographie plus équilibrée. Mes travaux sur le cardinal de Retz et sur Mazarin m'ont amenée à me poser les questions suivantes : comment un autre personnage que Retz et Mazarin a-t-il vécu la même période et les mêmes évènements ? Pourquoi Condé a-t-il été amené à combattre si violemment la régente et Mazarin ? Et pourquoi a-t-il été battu au bout du compte ? Je n'écris pas un nouveau livre sur la Fronde et je ne prétends pas en éclairer les coins et les recoins. Ce qui m'intéresse en revanche ce sont les mœurs et les mentalités. Mais une biographie est aussi l'histoire d'un individu particulier, unique, doté d'une singularité d'autant plus forte qu'il s'agit d'un héros. Il faut faire un effort d'ajustement pour le comprendre. J'ai beaucoup aimé cet exercice intellectuel. Avouons-le, il est difficile d'éprouver pour Condé, d'emblée, de la sympathie. Il n'est pas rare qu'on le trouve franchement odieux. Mais comme ce « passionné de l'impossible » est aussi exigeant pour lui-même que pour les autres, on lui pardonne ses outrances, ses arrogances. »
Rocroi 19mai 1643, naissance d'un grand capitaine
Louis XIII, moribond, nomma le duc d'Enghien, à la tête de l'armée de Picardie, son rang lui tenant lieu de mérite. Il n'avait jamais combattu et encore moins commandé une armée. Flanqué de maréchaux chevronnés à qui il devait obéir, il n'était là que pour cautionner la campagne.
Quand on apprit la mort du roi (le14 mai 1643), les maréchaux décidèrent d'essayer d'introduire des renforts supplémentaires dans la place forte de Rocroi et de sonner la retraite. Un échec -toujours possible- serait catastrophique au début du règne d'un enfant de 4 ans et demi (Louis XIV né le 5 septembre 1638).
Enghien refusa cette décision et fixa le combat au lendemain. La bataille se déroula en deux temps, on frôla la catastrophe. Le duc conçut, alors, une manœuvre d'une hardiesse inouïe, consistant, au grand galop, à déborder tout au long l'infanterie espagnole par l'arrière du côté nord, pour venir prendre à revers la cavalerie ennemie, tandis que notre réserve, intacte, bloquerait celle-ci du côté sud. La tenaille ainsi constituée remplit son office et renversa la situation. Il ne restait plus, au milieu du terrain, que le bloc compact, hérissé de piques de l'infanterie espagnole. Au centre, le carré des tercios , réputés invincibles. Trois fois le duc d'Enghien mena ses troupes à l'assaut avant d'écraser les tercios. Il était donc possible de vaincre l'Espagne.
À 22 ans, Enghien fut promu à l'égal de César et Alexandre et devint l'un des plus grands capitaines de guerre de l'histoire de l'Europe. Pendant six ans, de 1643 à 1648, il remporta toutes les batailles. Ceci grâce à des préparations soigneuses mais surtout grâce à son génie pour rattraper la situation lors des batailles à demi perdues.
Le duc d'Enghien, en se jetant sur les champs de bataille à la poursuite de l'exploit, rendit d'inestimables services à son roi et à son pays. Il entendait en être récompensé. Dans cette société encore imprégnée de l'esprit féodal, tout service mérite salaire, c'était l'habitude du temps.
Mais Enghien demanda trop.
Le héros fourvoyé : rébellion et trahison
« En fait, il demanda tout, poursuit Simone Bertière. Pour lui, il voulut l'amirauté, c'est-à-dire l'autorité sur la marine. Pour ses amis, il demanda tous les postes de responsabilité dans l'armée, les commandements des places fortes, des provinces, etc. Aucun gouvernement ne peut accepter de donner un tel pouvoir à un particulier ; surtout quand il est à la tête des armées et qu'il est l'idole de ses troupes ! Donc la reine-régente le met en prison, sans motif juridique mais pour le calmer un peu. La réaction nobiliaire est immédiate. On le sort de prison. Il est furibond et se lance dans la guerre civile en affrontant sur place les armées du roi. Il perd la partie et au lieu de se soumettre, il va offrir son épée à l'ennemi, aux Espagnols à Bruxelles, dans les Pays-Bas espagnols de l'époque.
Pendant six ans, il sert l'Espagne contre la France. Il reprend, même, Rocroi aux Français pour le compte des Espagnols. Vous avouerez que ça fait mauvais effet dans son palmarès !
Le 14 juin 1658, Turenne écrase Condé et les Espagnols à la bataille des Dunes. Condé rentre en France l'oreille basse et Mazarin, le jugeant moins dangereux sur le sol national qu'à l'étranger, négocie son retour. On lui rend ses biens, les honneurs dus à son rang, mais pas l'accès au pouvoir. Il est marginalisé. Il n'a que 39 ans, il lui reste vingt-six ans à vivre chez lui, à Chantilly. »
Le souverain de Chantilly, mécène éclairé, aimable et généreux
Condé remplit, parfaitement, ses devoirs à l'égard de Louis XIV mais selon le service minimal, loin de Versailles. Il s'attacha à embellir son domaine (travaux intérieurs et extérieurs ; goût pour la botanique et la nature). Chantilly devint le point de mire de l'Europe et il organisa une manière de cour -disons plutôt « un entourage choisi ». Des gens cultivés, venant d'horizons très différents, s'y retrouvaient et discutaient librement dans un esprit de tolérance.
Il avait été détestable, arrogant, méprisant ; il comprit que sa violence l'avait fourvoyé et que, même un héros, ne pouvait pas tout se permettre.
N'ayant plus personne à défier, il se mit, lui, au défi de s'assagir. Sa métamorphose fut totale. Madame de Sévigné et Jean de La Fontaine le comparèrent, même, à un dieu de l'Olympe faisant régner la paix et l'harmonie.
Et Simone Bertière de conclure : « Du point de vue historique, son intervention a été catastrophique. En revanche il donne cet exemple merveilleux de reconversion finale et je pense que c'est par là qu'il est le plus exemplaire. »
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