Y a-t-il une attitude européenne quant à la transmission de la culture ?
Comment s’opèrent les transmissions culturelles ? Par où est passée, depuis le début, cette culture grecque qui appartient à notre tradition européenne ? Que devons-nous aux uns et aux autres dans cette transmission endroit par endroit, époque par époque ? Toutes ces questions sont d’autant plus nécessaires qu’aujourd’hui, nous sommes si critiques vis-à-vis de notre héritage, en pleine crise de foi à l’égard du futur, nous, Européens, sommes, en quelques sorte, des héritiers sans en avoir conscience, des transmetteurs sans tradition, des pédagogues sans désir de transmission. Car, la transmission suppose un désir de transmission - c’est-à-dire, au sens étymologique, un désir d’envoyer du présent de l’autre coté du mur, – le tout accompagné d’un sentiment de - piété filiale.
Pour mieux comprendre les voies et moyens de la transmission culturelle en Europe, prenons un peu de recul. Rémi Brague, de l'Académie des sciences morales et politiques nous y aide. Il est professeur de philosophie médiévale à l'université Panthéon-Sorbonne et professeur de philosophie des religions à l’université de Munich. Il est aussi l’auteur, entre autres livres : Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, 2008, Au moyen du Moyen Âge, 2006, l’Europe, la voie romaine, 1992. Il est religieusement trilingue (dans les religions chrétienne, juive, musulmane) et polyglotte culturel.
Nous demanderons, tout d’abord, à Rémi Brague, pourquoi il est important de se sentir héritier, d’avoir une dette (si le mot est judicieux) vis-à-vis du passé, de reconnaître ce que nous devons aux Grecs et aux Romains. Après tout, l’Europe n’est-elle pas devenue, selon ce qu’en dit Ulrich Beck (sociologue allemand, auteur de La société du risque 1986), un espace doté d’une « vacuité substantielle » et d’une « ouverture radicale » ? Cette table rase d’héritage n’est-elle pas une situation idéale pour s’ouvrir aux autres, aux autres cultures ? Rémi Brague ne le pense pas et craint une sorte d’aspiration du vide – aspiration maléfique que nous avons connue dans l’histoire.
D’autre part, depuis L’Europe, la voie romaine, Rémi Brague met en évidence une attitude européenne quant à la transmission de la culture. Attitude qu’il assimile à ce sentiment de venir après éprouvé par les Romains vis-à-vis de la culture grecque. Il en ira de même des chrétiens vis-à-vis des juifs. D’où sa formule de cette « posture classique » : « avoir en amont de soi un classicisme à imiter, et en aval de soi une barbarie à soumettre ».
Dans Au moyen du Moyen Âge, Rémi Brague distingue deux modes de transmission culturelle : l’inclusion et la digestion. L’inclusion conduit à incorporer un élément culturel tout en lui gardant son altérité, son extranéité. Quant à la digestion, elle conduit à faire disparaître audit élément son indépendance. Il considère que si l’inclusion est le mode de la transmission européenne, la digestion est, au contraire, le mode naturel d’assimilation de l’islam. Ceci mérite quelques explications.
Dans une seconde partie, nous verrons avec Rémi Brague les points de passage historiques, concrets de la transmission de la culture grecque.
Il ne faut surtout pas croire que cette transmission s’est faite toute seule. Elle a même connu des moments tragiques, comme par exemple, la mort de Boèce en 524 – lui qui voulait traduire toutes les œuvres d’Aristote et de Platon. Quand l’empereur romain Théodoric (roi des Ostrogoths), pour des raisons politiques, condamna à mort Boèce, une coupure de transmission culturelle s’instaura. « La mort de Boèce, nous dit Rémi Brague «priva des œuvres de la philosophie grecque l’Occident latin. Il faudra attendre jusqu’au XIIIe siècle pour avoir la totalité des traités d’Aristote et jusqu’au XVe siècle pour avoir celle des dialogues de Platon. »
Cette transmission culturelle passe par des personnes, des écoles, des décisions politiques, des curiosités et, aussi des épisodes historiques – comme la conquête du Moyen-Orient par les Arabes au VIIe siècle, la prise de Tolède par les Castillans (en 1085) et la prise de Constantinople par les Turcs (en 1453).
Rémi Brague, par sa maîtrise des sujets, pensées et situations, son souci pédagogique et l’extraordinaire capacité qu’il à se mouvoir dans des cultures différentes, nous fait mieux comprendre ce souci de transmission et les dangers que représente le vide culturel – alors que l'histoire continue implacablement.
II/ Bibliographie
-* Le restant. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon, Vrin / Les Belles Lettres, Paris, 1978, 247 p. - 2e éd. inchangée, Vrin, 1999.
-* Du temps chez Platon et Aristote. Quatre Études, P.U.F., Paris, 1982, 181 p. - 2e éd. inchangée, 1995.
-* Aristote et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l'ontologie, P.U.F., Paris, 1988, 560 p.
-* Europe, la voie romaine, Criterion, Paris, 1992, 189 p. - 2e éd. revue et augmentée, ib., 1993, 206 p. - 3e éd. revue et augmentée, Folio-essais, NRF, Paris, 1999, 260 p.
-* La sagesse du monde. Histoire de l'expérience humaine de l'univers, Fayard, Paris, 1999, 333 p.
-* Herméneutique et ontologie, Mélanges en l'honneur de P. Aubenque à l'occasion de son 60e anniversaire, sous la dir. de Rémi Brague et Jean-François Courtine, P.U.F., Paris, 1990, XXI-388 p.
-* Saint Bernard et la Philosophie, P.U.F., Paris, 1993, 195 p.
-* Die Macht des Wortes, Eranos, N.F., Bd. 4, Wilhelm Fink, Munich, 1996, 347 p.
-* La loi de Dieu : Histoire philosophique d'une alliance, Gallimard, Paris, 2005.
-* Introduction au monde grec : études d'histoire de la philosophie, Éditions de la Transparence, 2005.
-* Au moyen du Moyen Age : Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam, Éditions de La Transparence, 2006. (désormais Champs-flammarion)
-* Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Flammarion, 2008 (Désormais Champs-Flammarion)
-* Image vagabonde. Essai sur l'imaginaire baudelairien, Éditions de La Transparence, 2008.
Traductions
-* Maïmonide, 'Traité d'éthique (Paris, Desclée De Brouwer, 2001), 186p.
-* Leo Strauss, Maïmonide. Essais recueillis et traduits, P.U.F., Paris, 1988, 376 p.
-* Maïmonide, Traité de logique, DDB, Paris, 1996, 158 p.
-* Shlomo Pinès, La liberté de philosopher. De Maïmonide à Spinoza, DDB, Paris, 1997, 484 p.
-* Thémistius, Paraphrase de la Métaphysique d'Aristote, Livre Lambda, Paris, Vrin, 1999, 175 p.
-* Razi, La Médecine spirituelle, Flammarion, Paris, 2003.
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