Daniel Buren : l’artiste Excentrique réinvente le Grand Palais
Le 21 juin 2012 a marqué la fin, à l’occasion de la Fête de la Musique, de l’exposition Monumenta 2012, au Grand Palais à Paris, performance artistique inédite qui a une nouvelle fois cette année séduit un large public, avec près de 259 000 visiteurs. Notre chroniqueur Jacques-Louis Binet reçoit à Canal Académie Daniel Buren, auteur du dispositif de l’année 2012, intitulé Excentrique(s), Travail in situ. L’artiste contemporain revient dans cet entretien sur la genèse de son œuvre, ainsi que sa préparation, son installation et son sens, une belle occasion de prolonger un peu cette expérience artistique étonnante.
Depuis 2007 au Grand Palais à Paris, à l'initiative du Ministère de la Culture et de la Communication, coproduit par le Centre national des arts plastiques (CNAP) et la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, est organisé l’évènement Monumenta , exposition d'art contemporain de grande envergure qui se tient chaque année dans la nef du Grand Palais.
Monumenta consiste à proposer à un artiste contemporain d'investir l'espace de cette nef (d'une superficie de 13 500 m2 et d'une hauteur maximale de 45 m) avec une œuvre de très grande dimension, conçue spécialement pour l'occasion.
Sous cette immense verrière, se sont ainsi succédés les travaux d’artistes contemporains à la renommée internationale, venus sublimer ce lieu où images et matières se conjuguent pour créer une intensité émotionnelle et esthétique incomparable : Anselm Kiefer en 2007 avec Chute d’Etoiles, Richard Serra en 2008 avec Promenade (cinq plaques d’acier de 17 m haut), Christian Boltanski en 2010 avec Personnes et Anish Kapoor en 2011 avec son Leviathan (gonflable de 17 m de haut).
Pour la cinquième édition de Monumenta, le choix des organisateurs s’est porté sur Daniel Buren, artiste français « hors normes » dont les œuvres in situ, présentes dans les espaces publics du monde entier, jouent sur les points de vue, les espaces, l’environnement, le mouvement et la projection et lui valent d’être l’un des artistes les plus reconnus sur la scène internationale.
L’activité de Daniel Buren est, depuis 40 ans, particulièrement prolifique (de nombreuses expositions et œuvres in situ telles que : le Corridoscope, de 1983, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, pour Suzanne Pagé, la Cabane éclatée n°2, de 1985, à La Vieille Charité de Marseille, Dominant-Dominé, en 1986 à Bordeaux, en 1991, Effet- contre-effet, à Versailles, en 2004, Around the corner, Musée Guggenheim, New-York, en 2005, One Thing to Another, galerie Lisson de Londres,en 2011-2012...) En France,il, s’est notamment fait connaître par son travail sur les Deux Plateaux, dans la Cour d’honneur du Palais-Royal à Paris, en 1986.
Parti d’une inspiration ancienne (les toiles à matelas de sa jeunesse) et non des bandes verticales des stores des fenêtres au dessus des arcades du Palais-Royal comme je l'avais d'abord cru, Daniel Buren met en place un alignement de colonnes, de hauteur variable, reprenant toutes, en noir et blanc, ces bandes verticales, alignement qui s’enfonce parfois dans les mailles des grilles au sol, faisant apparaître des couloirs blancs et l’eau qui y circule.
Ce deuxième plateau qui creuse avec les bases des colonnes et conduit notre regard au sous–sol, souligne plus encore l’aspect clos, silencieux, presque retiré de cette cour, qui ne s’ouvre que vers le ciel, au centre de Paris. Deux plateaux donc, mais qui ne correspondent pas à une réalité « physique ». Ces plateaux sont fictifs et visuels, l’un horizontal où se rejoignent toutes les colonnes, l’autre vertical où s’enfoncent, sous terre, ces-mêmes colonnes.
Ainsi celui qui s’est mesuré aux espaces les plus complexes et qui a transformé des lieux mythiques, a trouvé avec la nef du Grand Palais un terrain de réflexion stimulant, pour son exposition Excentriques, Travail in situ.
La première impression de Buren, sous la voûte du Grand Palais, a été déterminante pour l’élaboration de sa démarche artistique : « la lumière, remarquable et extraordinaire, de ce lieu (…), qui, plus qu’un espace d’exposition, est une immense place publique où l’on entend battre la pluie, où l’on voit passer les nuages, où le soleil et le ciel sont très présents. »
Depuis 1965, il travaille en effet in situ. Pour lui, «l’environnement est toujours plus important que la peinture elle-même». Ainsi ce n’est pas l’œuvre qui transforme le lieu, mais le lieu qui devient l’œuvre. L’œuvre, ici, c’est le Grand-Palais. Les textes du catalogue, les dessins des esquisses graphiques, permettent de suivre très fidèlement les étapes de cette création.
Ce Grand-Palais, il fallait, avant tout, lui donner un sens : « bien avant, écrit Daniel Buren, que je puisse travailler dans ce lieu dès que je fus invité, bien avant que je sache moi-même ce que j’y ferais, je voulais y tracer un parcours nouveau, inhabituel pour les visiteurs, modifier leur perception de l’œuvre et du bâtiment. ».
Pour donner un sens à sa visite, Buren a voulu que l'on ne rentre pas par la porte principale qui donne immédiatement accès au centre du Grand Palais sous la plus haute des coupoles, mais par la porte nord des Champs Elysées,pour faire ainsi découvrir un premier volume, jusqu’à celui de la coupole centrale, la plus haute du dispositif, qu’on aborde comme le chœur d’une cathédrale, et enfin continuer le trajet vers le sud dans le même environnement que celui du nord et sortir sur les quais.
Mais comment meubler cet espace et y retrouver les « volumes » que découpe la verrière, les variations de ces volumes, où s’opposent « vides » et « pleins » ? Dans un des premiers dessins figure un espace totalement vide, et un espace rempli de palmiers, une sorte d’énorme serre, qui se réfléchit sur l’espace vide pour donner l’illusion de le remplir. Une autre feuille esquisse l’espace sous la grande coupole , isolé par de lumières blanches et noires, à travers lesquelles on peut passer, transformant ce lieu en une sorte de montgolfière virtuelle aspirée vers le haut.
Comment traduire ensuite, dans cet immense espace, les variations de la « lumière » du ciel ? Buren y répond lorsqu’il découvre que toute l’architecture de la verrière est faite de « courbes », et qu’il pourra la retrouver en projetant des « cercles colorés ». Ce trajet était indiqué par son sigle, les trois bandes noires, qui bordaient les faces latérales et le sommet de l’entrée.
Dans Le Monde- Magazine du 26 mai 2012, Christophe Donner imagine Daniel Buren entrant au Grand Palais les mains vides, regardant, écoutant, attendant de comprendre de quoi ce lieu est fait. « En l’occurrence, le Grand Palais est constitué de ronds, c’est comme ça qu’il a vu les choses : des courbes, des ovales, des arabesques, des ronds partout. Les seules lignes qui se manifestent sont les rayons de soleil qui traversent la verrière. »
Et Buren répond : « Le déclic se fit lorsque je m’aperçus, enfin, que toute cette architecture de fer et de verre était fondée sur le « cercle » et que tout le bâtiment était dessiné en utilisant un compas pour outil principal ! J’ai alors fait des dizaines et des dizaines de croquis (…), discuté avec Patrick Bouchain, Loïc Julienne, Jean-Louis Froment »
Daniel Buren s’est attaché à deux grandes lignes directrices, la lumière et le volume d’air : « Ces éléments sont indéfinis mais toujours là pour notre survie. On ne les voit pas, ils n’ont pas de formes : j’ai voulu les rendre visibles ».
Dans cette multitude de dessins, les cercles colorés figurent sous de multiples formes, cercles concentriques, verticaux entourant de part et d’autre le vide sous la coupole, coloration des grands arcs circulaires métalliques, coloration de toute la verrière, coloration du sol.
Finalement l’ensemble comprend plusieurs dispositifs : une entrée au Nord, signalée par un portique rayé sur ses trois cotés de bandes verticales noires et blanches, et qui ouvre sur un long corridor de section carrée. Lui succède une véritable forêt sorte de toit transparent constituée d’agrégats de 377 cercles, de cinq tailles différentes, (2 à 6,5 m de diamètre), selon une formule de l’Alhambra, reliés tangentiellement, formant un tapis continu de 8.500 m2, à la hauteur de 2,5 et 2,9 m, fixés sur des pieds carrés ( environ 1.300), de 9 cm de largeur, avec des bandes verticales alternées de 8,7 cm de largeur, blanches ou noires.
Les cercles sont tendus d’une matière plastique transparente, avec quatre couleurs (bleu clair, jaune d’or, orangé, vert tendre), disséminées sur la surface, en nombre égal : 95 bleues, 94 jaunes, 94 orangées, 94 vert. Lorsque le visiteur regarde en haut il voit la verrière de la couleur du cercle, et, entre deux cercles, un espace non coloré de la verrière. Lorsqu’il regarde en bas et que le temps est beau, il revoit la couleur du même cercle.
Ce jeu sur les cercles cercle dépend du changement perpétuel du ciel de Paris. Il permet, par l’utilisation de la couleur, de montrer la lumière d’une façon totalement novatrice, par une projection nette, proche du sol. Le plafond très bas (2.50 m) offre une autre configuration : « une autre architecture, à échelle humaine, directement critique du titre même Monumenta. J’ai voulu rendre hommage à une architecture que je n’ai en rien voulu camoufler tout en -paradoxalement- provoquant un changement de perspective, très basse, pour sublimer la lumière. ».
Cette forêt s’interrompt à l’aplomb de la coupole centrale dominée par un damier bleu, qui en constitue le plafond. Deux cercles en miroir, de diamètres identiques à ceux des cercles colorés sont disposés sur le sol. Le vide apparaît à la hauteur de la coupole : « c’est un sentiment de vertige que le public perçoit tout à coup, une perception nouvelle du volume de l’air ».
Sorti de l’aire de la coupole, le visiteur retrouve la même disposition de la « forêt » que dans l’aire nord, jusqu’à la sortie sud, sur les quais. Près de la sortie, une série de cinq cellules contigües forme la librairie.
Un dispositif pour le son répète en bande le nom des quatre couleurs et les différents numéros des cylindres colorés. La nuit, trois projecteurs parcourent l’ensemble.
Encore une fois, Daniel Buren s’attache avec ce dispositif Monumenta à bousculer les perceptions du public par sa démesure. « Excentrique(s) » : l’exposition l’est doublement. L’artiste qui dit aimer les titres « abstraits » et « à tiroir », présente une œuvre « excentrée » (tous les cercles partent du centre pour s’en éloigner, se « décentrer », tandis que dans le même temps les projections elliptiques du soleil empêchent toutes perspectives de «centre») et d’une « excentricité » indéniable.
Quels sont les projets pour cet artiste en perpétuelle expansion ?
Daniel Buren explique conjuguer projets à très long terme (en témoigne son implication dans la rénovation d’une des principales stations du métro de Londres, débutée voilà 5 ans et devant être achevée en 2016) et œuvres exécutées dans l’immédiateté : « J’aime les variations de lieux, d’institutions : plus le lieu est riche et plus il vous ouvre des idées, plus il correspond à ce « fil » qui constituera la trame de votre projet ».
Dans l’espoir que Daniel Buren retrouve ce fameux « fil » à Paris, où ses œuvres ont marqué durablement les espaces qu’elles ont transformés, et nos esprits qu’elles n’ont pas manqué de séduire.
Jacques-Louis Binet
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