La Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci
Sous la direction de Vincent Delieuvin, conservateur au département des Peintures, l’exposition exceptionnelle "la Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci", au Musée du Louvre depuis le 29 mars et jusqu’au 25 juin 2012, rassemble, pour la première fois, l’ensemble des documents liés au chef-d’œuvre de l’artiste italien, "La Vierge et l’Enfant avec Sainte Anne". L’occasion pour notre chroniqueur Jacques-Louis Binet de nous offrir une analyse fouillée et enthousiaste de ce tableau mystérieux à l’histoire tourmentée, véritable aboutissement de toute l’œuvre de Léonard de Vinci.
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Le tableau du Louvre a connu une longue histoire, fractionnée, commencée vers 1500 par le Carton de Burlington House (Londres, National Gallery), de l’« exploration du sujet» jusqu’au tableau, dont l’exécution a été l'objet « d’une incessante quête de perfectionnements» (le laissant inachevé) mais qui, finalement, par sa longue durée d’exécution, ses rappels de Mona Lisa à Léda et à Saint-Jean Baptiste, est devenu une sorte de testament de l'artiste.
En arrière-plan, on constate que le fond vient d’une étude géologique et graphique de rochers, dont les sommets sont plus hauts que la tête de Sainte Anne.
Elle renvoie aux travaux scientifiques de Vinci, ses raisonnements sur l’origine des montagnes et ses observations personnelles comme l’Explosion d’un massif rocheux par éclatement d’une veine d’eau (1508-1511).
Associée à l’omniprésence de l’eau, cette triade air, eau, rocher apporte une clarté lumineuse à l’air, une luminosité obtenue grâce à l'atténuation de l’azur, notamment par l'utilisation d'un bleu particulier (Blanc à l’horizon, bleu au dessus, « Montagnes plus bleues, plus de corpuscules d’humidité, dans l’ombre, moins ensoleillées, plus claires, avec moins d’air que vers l’horizon. »)
Ces fonds, que Vinci a appris dans l’atelier du Verrocchio (Madone à la grenade, 1469-1470, National Gallery of Arts, Washington) pour les transformer par la suite, se retrouvent dans toute l’œuvre de Vinci : la Madone à l’œillet (1473-1476, Alte Pinakothek, Munich), l'Annonciation de 1473 (Musée des Offices à Florence), où les rochers disparaissent dans le blanc, la Vierge au Rocher, entre 1483 et 1486, repris en 1508, où ceux-ci redeviennent bleus, les trois ouvertures du fond de La Cène de Milan, exécutée en 1495, la Madone au fuseau, (d’après Léonard de Vinci, 1501), œuvre aujourd'hui perdue, La Joconde ou Portrait de Mona Lisa (vers 1503, Musée du Louvre), les sommets verts et blancs des tableaux représentant Léda (Léda et le Cygne ou La Léda agenouillée, à partir de 1503).
Que signifie l’arbre feuillu, à droite des figures, dans ce paysage dit montagneux ? Est-ce le symbole de l’infécondité d’Anne ? Ou cela fait-il référence aux herbes et fleurs qui figuraient sur certaines épreuves, et qui ont été remplacées par un sol rocheux, parcouru de files d’eau ?
C’est surtout la lumière qui suscitera la réaction des écrivains : dès 1590, Gian Paolo Lomazzo dans son Idea del tempio della pittura affirme «Quant à la répartition de la lumière, Léonard a toujours pris garde de ne pas la représenter dans tous son éclat, comme pour la réserver à un meilleur usage, et de donner une grande intensité aux parties sombres afin de rétablir l’équilibre des extrêmes. C’est ainsi que dans la peinture des visages et des corps, il put donner par cet art tout ce que la lumière peut elle-même donner. ».
Stendhal, quant à lui, écrit en 1817 dans son Histoire de la peinture en Italie : «Il avait ce coloris mélancolique et tendre, sans éclat dans les couleurs brillantes, triomphant dans le clair-obscur, qui, s’il n’avait pas existé, aurait du être inventé pour la Cène».
Mais fond et forme ne constituent qu’un tout, et appartiennent au même espace qu’Oswald Spengler réunifie en 1917 : « Léonard ne connaît que le seul espace infini, éternel, dans lequel ses figures semblent en quelque sorte se fondre. L’un propose à l’intérieur de son tableau une somme d’objets isolés et connus, l’autre un morceau d’infini. »
Goethe en rappelle la signification, la conception profonde: « Jamais Léonard ne se laissa aller à l’impulsion intérieure de son inestimable talent naturel, jamais il n’accepta quelque trait arbitraire ou fortuit, tout devait être pesé et réfléchi. De la découverte de la proportion pure aux monstres les plus étranges faits de figures contradictoires, tout devait être à la fois naturel et rationnel. »
L’exposition nous montre bien les différents temps de la création de cet ultime chef-d’œuvre.
Après le fond, la figure : la triple figure composée de Sainte-Anne, la Vierge et Jésus auquel il faut rajouter le mouton. Oublions le contexte historique («sur les traces» de Sainte Anne, une "source d’émulation" et les multiples «allers et venus» de Sant-Jean Baptiste et Saint-Joseph) pour commencer la visite par la confrontation du carton de Londres (dit de Burlington House) et du tableau de Louvre après sa rénovation, exposés côte à côte, à l’extrémité de la grande Galerie.
Sans s’encombrer des questions de dates, faisons comme si ce carton (de 1503) et les trois esquisses 10, 12, 13 du catalogue correspondaient à des temps rapprochés, avec toujours Saint-Anne à l’extrémité droite, à la même hauteur que la Vierge.
Un premier contour des figures est tracé, Sainte Anne regardant la vierge, la jambe de celle-ci dessinée sous sa robe, les formes modelées par « la mise en place des ombres, des effets de clair-obscur avec des rehauts de blanc », un aspect très «sculptural », des zones laissées en réserve, des repentirs, une ébauche de «mise en place du paysage», déjà la main de Saint-Jean tournée vers le ciel : c’est l’essentiel de ce carton.
Une Sainte- Anne trinitaire décrit par Fra Pieto aurait pu servir de deuxième carton, mais le moment important reste, à partir du carton de Londres, le passage de Sainte Anne à droite et au dessus de la Vierge qui donne à l’ensemble des figures un mouvement d’ensemble triangulaire et ascendant.
J’ignore quand cette transformation s’est réalisée (sans doute à Milan à partir de 1506), mais ce nouveau tracé figure sur l’image à l’infrarouge du tableau du Louvre (le dernier carton préparatoire a disparu) et elle est aussi montrée à l’exposition par un dessin (catalogue 27) s’inspirant de Léonard. Il ne faut pas oublier que, dans ses travaux anatomiques, Vinci avait beaucoup étudié et dessiné les mouvements de l’épaule, dont celui de la Vierge retenant l’enfant.
L’ensemble des formes est alors parfaitement fixé. Au sommet, à la même hauteur que le pic des montagnes, Anne, confiante, rassurée,
règne de son coude gauche dominant, tête baissée, rajeunie, à peine plus âgée que sa fille. Sur ses genoux, à la perpendiculaire, la Vierge, penchée en avant, reste encore partagée entre le désir de garder son fils et de le laisser aller, et cette hésitation s’exprime par son long bras qui à la fois le tient et le laisse partir. L’enfant, debout, se retourne, mais son bras droit reprend le même mouvement que celui de sa mère, pour garder l’agneau, c'est-à-dire son destin et celui de l’église.
Commence alors une nouvelle étape, celle que l’exposition intitule «l’exécution picturale, l'incessante quête de la perfection», perfection qui reste inachevée, bien que Vinci ait emporté son tableau, avec La Joconde et le Saint Jean-Baptiste, quand il vient en France en 1517, et le gardera près de lui, jusqu’à sa mort en 1519.
Pendant cette période, il transforme ce thème théologique et lui apporte une traduction psychologique par la couleur, « le triomphe du sfumato », le soin accordé aux détails.
Dans des coloris clairs, avec les mêmes couleurs (l’analyse scientifique les ont retrouvées), Vinci a moulé, par trois différents sfumatos, les visages. A Anne, par plus de lumière sur le front, l’arête du nez, les pommettes, la partie supérieure du menton, les yeux à peine ouverts, l’image apporte de la sérénité. Pour la Vierge, la même tonalité plus claire sur le visage et l’épaule, avec juste un peu d’ombre sur le côté gauche, le cou et la poitrine, traduit déjà une volonté joyeuse.
Le traitement des détails est aussi tout en subtilité : la transparence de la manche droite de la Vierge, qui vient mouler la forme de son bras, alors qu’à sa gauche, celle-ci n’est qu’une suite de plis qui laisse pourtant deviner une partie de la main ; les taches claires du genou de la Vierge et de Sainte-Anne ne renvoient plus à la carnation du corps mais au mouvement de la jambe ; le travail sur la chevelure et la finesse des résilles figurent aussi sur d’admirables dessins.
Mais on ne peut terminer sans parler du sourire et si je n’ai rien d’un psychanalyste, on ne peut oublier Freud, qui, par le détour d’un rêve et d’une interprétation, peut-être erronée, d’une image d’un vautour sur le manteau de la Vierge, reprend l’analyse des sourires chez Vinci, depuis celui énigmatique de Mona Lisa « à la fois de réserve et de séduction », jusqu'à celui de Sainte-Anne et de la Vierge.
Il y retrouve l’histoire de son enfance, d’une double mère, l’une qu’il a du quitter très jeune et l’autre, aussi aimante, une belle-mère, qui l’élèvera plus tard. Deux mères, deux sourires, celui d’Anne et de la Vierge ; Anne, comblée et recueillie, la Vierge, où la crainte se mêle à l’honneur qui lui est fait. L’enfant Jésus ne sourit pas : il regarde.
L’ensemble de cette histoire date de Vinci, mais elle se voit aujourd’hui renouvelée, transformée, mise en cause par le temps car nous ne pouvons plus revoir l’œuvre telle qu’elle a été conçue, quelle que soit la qualité de l'examen scientifique et de la restauration.
D’où le débat qui a animé la commission scientifique : si l’accord a été facile pour les « taches visibles », « les repeints ayant changé de couleur avec le temps », tout a été, avant de commencer et à chaque étape du travail, mesuré, photographié au laboratoire du Centre de Recherche des Musées de France. Mais jusqu’où devait-on aller pour l’épaisseur des vernis ? Tous étaient consultés, mais c’est finalement le directeur du département des Peintures, Vincent Polmarède, qui prenait la décision.
Pour le ciel et le manteau bleu, très taché, les vernis ont été plus allégés, alors que, sur les visages, son épaisseur est restée plus importante, pour ne pas modifier le sfumato. Finalement, « l‘équilibre visuel » de l’ensemble semble retrouvé.
D'hier ou d'aujourd'hui, la Sainte-Anne reste l'ultime chef-d’œuvre inachevé de Léonard de Vinci.
Jacques-Louis BINET
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