Dans l’atelier du graveur Louis-René Berge, membre de l’Académie des beaux-arts
Louis-René Berge est membre de l’Académie des beaux-arts depuis le 9 novembre 2005. Le graveur reçoit Canal Académie dans son atelier pour parler de gravure, de ses travaux en cours et de ses outils : burin, plaques de cuivre et papiers, les ingrédients d’un art silencieux pour une carte de vœux mystérieuse et interrogative…
Louis-René Berge a été élu membre à l’Académie des beaux-arts en 2005 dans la section gravure. Il a été reçu sous la coupole le 9 novembre 2006, au fauteuil précédemment occupé par Raymond Corbin. Il a rejoint dans la section gravure, Pierre-Yves Trémois, Jean-Marie Granier remplacé en 2007 par Erik Desmazières, et René Quillivic.
Certaines de ses gravures sont en dépôt à la Bibliothèque nationale de France, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, au Musée Albertina à Vienne (Autriche) et au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines.
Récemment, Louis-René Berge a été à l’initiative de l’exposition de gravure présentée à Yerres "La gravure en mouvement du XVe au XXIe siècle" du 15 septembre au 2 décembre 2012 à la Ferme Ornée – Propriété Caillebotte à Yerres dans l'Essonne. Elle ne donnait aucun aperçu de ses œuvres et donnait à contempler celles des autres au fil de l'histoire. Il en était co-commissaire avec Anne Guérin. Si vous souhaitez les entendre parler de ce panorama, écoutez l’émission que Canal Académie a consacré à cette très belle exposition en cliquant La gravure en mouvement du XVIe au XXIe siècle : de Dürer à Roger Vieillard en passant par Picasso" target="_blank">sur ce lien.
En septembre 2011, la ville de Bordeaux où il est né en 1927, lui consacra une grande exposition, une rétrospective qui n’en portait pas le nom. Dans la belle salle capitulaire Mably fut présenté un panorama de toute sa production, montrant des arbres, des chaises, des planches, des gens qui attendent, qui marchent, des ombres. Les éléments sont toujours issus du réel mais tirent celui qui les regarde vers des fragments imaginaires, des espaces inconnus aux profondeurs inattendues. Les traits peuvent être parallèles ou croisés, parfois interrompus. Il guident le spectateur vers une vision de l’intériorité sans pathos mais avec clarté. L'utilisation de partie du cuivre non gravée fait ressortir des espaces immaculés, blancs d'une intense lumière. Cette alternance qu'on retrouve chez d'autres graveurs anime ou structure l'histoire racontée sous nos yeux. Elle n'est pas systématique mais elle donne une vision en noir et blanc des plus colorée.
Ce n'est qu'à l'âge de cinquante ans, qu'il ose un jour présenter ses gravures à un marchand sur les Champs Élysées, alors qu'il pratiquait la gravure par "distraction" aime-t-il à dire. Dessinateur, il a exercé ses talents de graphiste dans la publicité pendant longtemps, à la tête d'une agence, puis d'une affaire de vente par correspondance. Son beau-père, graveur d'interprétation lui avait appris les rudiments de la gravure et lui avait légué ses outils. Quinze jours plus tard, l'homme disparaissait brutalement. Je grave avec ses burins depuis toujours. Aussi, les critiques et les historiens d'art parlent souvent à son égard d'un autodidacte en gravure. Jacques Villon (1875-1963), peintre et graveur l'avait encouragé à poursuivre, ce qu'il fit, puis se rapprocha de plus en plus du monde discret de la gravure. Il évoque dans cet entretien son deuxième burin, une grande gravure qu'il qualifie justement de "villonesque", avec humour et qui trône sur l'un des murs de l'atelier.
Dans cette émission, il nous ouvre les portes de son atelier, où il imprime ses gravures avec l'aide d'un membre de sa famille. Plusieurs tables ponctuent l'espace du petit atelier, un simple deux pièces parisien. Il y a là, une table d'encrage, mais aussi une table pour examiner, préparer, mouiller les feuilles qui serviront à l'impression, une autre pour découper, sans compter un bon fauteuil pour prendre son temps sous le regard de deux personnages romans photographiés en noir et blanc dans les années soixante-dix, rapportés d'un voyage. L'endroit reflète la personnalité de Louis-René Berge. Fils de polytechnicien, il apprécie la discipline que le burin impose à celui qui s'en sert. Un peu d'ordre, de la patience, une lenteur dans la création qui oblige à aller à l'essentiel sans repentir, sans effacement possible du trait : une franchise qui lui va bien.
À 85 ans, l'académicien grave encore malgré la difficulté du geste d'un trait qui doit s'imprimer sans faute dans le métal. Dans l'atelier, où il nous reçoit, il imprime ses gravures avec une presse électrique, un prototype dont il a fait l'acquisition il y a longtemps. Il décrit l'utilisation particulière qu'il fait des différents papiers dont il se sert et évoque pour nous la dernière pièce sur laquelle il travaillait au moment de l'enregistrement, une carte de vœux, au titre énigmatique : ...? (trois points de suspension, point d'interrogation). La liberté d'interprétation et la place qu'il accorde à celui qui se penche sur ses gravures induisent un dialogue silencieux entre ses œuvres et le spectateur.
Il évoque les thèmes récurrents de sa gravure parmi lesquels, "le barbelé", un élément marquant pour ceux de sa génération ayant connu la Seconde Guerre mondiale. Le fil de fer barbelé exprime pour lui à la fois la continuité et l'enfermement. Le temps est également une de ses thématiques et il commente pour nous, sa gravure préférée, Le Vent du temps et la plus longue de ses gravures, Le Théâtre du temps.
Laissons la parole au graveur, qui rappelle que sur les 2000 graveurs que compte la France, seule une vingtaine pratique exclusivement le burin. Voici le texte qu'il a écrit sur le burin pour un film consacré à son travail et qu'il a lu le jour de notre visite après notre conversation. Canal Académie vous propose d'entendre cette lecture par sa voix.
Texte de Louis-René Berge dont il fait la lecture dans la deuxième partie de l’émission :
Le burin est mon outil, mais il n’est pas mon maître…mais …
C’est le hasard qui m’a mis cet outil dans la main. Je pense avoir dit souvent que mon beau-père était graveur et qu’il s’est noyé quinze jours après m’avoir remis ses outils.
J’ai toujours dessiné, mais jeune je n’ai jamais pensé faire des études artistiques.
Le don du dessin est un handicap s’il n’est pas pris en compte dès l’adolescence.
Il est une tentation qui distrait de la trajectoire scolaire ou universitaire, en tout cas c’est mon expérience.
Le dessin, la peinture, ça n’est pas sérieux, ce n’est pas un métier !
Voilà ce que j’entendais… Hélas c’est vrai, dans la plus part des cas.
Il a fallu, donc, cette circonstance dramatique, la disparition de mon beau-père, et la facilité que j’ai eu à tenir l’outil, pour constater que la grande différence entre le trait du dessin qui glisse sur le papier et celui de la gravure qui creuse dans le métal, pouvaient changer complètement la direction de mes recherches artistiques.
Le burin permet une toute autre disposition d’esprit née de la contrainte. Le geste qu’il réclame pour s’inscrire dans la plaque de cuivre fonde son originalité.
Après avoir travaillé un certain temps, j’ai osé montrer dans les années 60 mes premières gravures à certaines personnalités dont messieurs Guastalla, Bersier et Jacques Villon, burinistes reconnus. Tous m’ont encouragé à poursuivre dans cette voie.
Marié, ayant une famille, il n’était pas question pour moi de consacrer tout mon temps à une activité artistique, dont le milieu m’était assez étranger, et qui ne pouvait suffire à assurer la vie matérielle de ma famille.
J’ai attendu l’âge de quarante huit ans, ayant une situation financière acceptable, pour enfin sauter le pas, et décider que j’étais un artiste.
Oser montrer mon travail m’ouvrait de nouveaux horizons.
Un saut dangereux pour l’équilibre familial…malgré tout.
J’ai donc en prenant cet outil dans la main et un peu plus tard « en main », assez rapidement senti qu’il était un compagnon avec qui on pouvait dialoguer, mais sur un certain ton.
Sa voix est impérative, exigeante mais elle peut être à l’écoute de qui lui tient tête, et même parfois l’entraîne là où elle n’irait pas forcément, c'est-à-dire à la faute, comme nous disons entre graveurs. Nul trait n’est effaçable sur une plaque de cuivre. Point de repentir !
La faute qui justement adoucie sa rigueur…la faute créatrice. Nous savons bien, que souvent, et c’est une banalité de le dire, l’erreur dans les sciences est source d’inventions. Nous pouvons dire qu’en matière artistique le phénomène est le même.
C’est ainsi que mon compagnon de tous les jours, est souvent devenu un outil un simple outil.
Il ne m’a pas pour autant manifesté une trop mauvaise volonté. Naturellement le burin trace dans le métal des sillons droits, l’obliger à tracer des courbes est délicat et il le fait volontiers mais avec un peu d’humeur.
Pour parler simplement, il m’est souvent arrivé, pour rompre une certaine monotonie de gauchir des traits qui auraient dus être droits, de procéder à des dépassements qui m’ont entraînés vers d’autres propositions ou même de laisser des barbes ou encore de travailler sur des dos de planches abîmées ce qui donne une matière particulière comme on peut le voir dans ma gravure intitulée La manif.
Le trait du burin est sec, le danger à éviter est la froideur, j’avoue n’y être pas toujours arrivé.il m’a fallu du temps pour éviter ce risque.
Bien sûr, j’aiguise mon outil sur la pierre de temps en temps, mais mal aiguisé il me donne des traits moins nets, que j’ébarbe (exemple L’interrogation*) ou non, selon l’effet recherché. Ainsi les tailles de certaines gravures sont très nettes, d’autres moins.
Mon travail de graveur a donc commencé dans les années 1960. Vite abandonné pour des raisons économiques je l’ai repris 15 ans plus tard.
On peut distinguer deux périodes.
La première qui fut abstraite. Ma gravure intitulée « Les Algues » est représentative de ce moment.
La deuxième, à partir des années 75 est très vite devenue, d’une certaine manière, figurative.
C’est avec ma gravure qui a pour titre « L’Attente » que commence réellement ma vision du « temps » et une écriture faite de longs traits parallèles et ondulants qui caractérise une partie importante de mon œuvre gravée.
Du point de vue de la figuration j’ai pendant longtemps privilégié une vision plongeante montrant des personnages vus de haut qui se meuvent dans des lieux improbables mais bien caractérisés « La manif, Les chaises. »
Cette manière de m’exprimer se trouve aussi inscrite dans des formes différentes « L’homme et l’arbre, Le tourbillon, » la matrice est ici ovale.
A la suite d’un événement familial traumatisant, voulant sans doute, exprimer plus fortement mon désir de montrer une image plus en accord avec mon état d’esprit, j’ai croisé mes traits de burin ( Contretaille) et donné ainsi une profondeur plus dramatique et une lumière plus réaliste à mon travail et du coup changé le format de mes gravures.
« Le petit état fébrile » est la première gravure d’une longue série (120) dont voici quelques exemples : « La descente dans la nuit, Lueur II, Dérives des caisses, ou L’épave « Le croisement des traits est toujours fait de traits ondulés qui donne à ce travail un velouté, qui nuance les valeurs de gris ou de noir.
Ainsi, comme nous venons de le voir, le format et la taille de la matrice affectent mon inspiration. Les gravures que j’appelle « moyennes »flottent dans un espace non limité. On peut le voir dans « La transgression, La faille, Le vent du temps », des gravures en sont de justes représentations.
Celles que j’appelle « les Petites Longues » d’un format oblong sont travaillées très différemment. C’est le cas de la gravure« Le recroquevillé, ou bien de celle intitulée : Les bras longs, ou de celle-ci : Tôt matin. »
Changer le format de la plaque de cuivre, son épaisseur, l’arrondir, même par endroit la trouer, m’ont amené à parcourir des chemins vers des contrées que je n’aurais jamais pensées explorer.
Différents thèmes parcourent mon travail à savoir :
- l’enfermement,
-la durée,
- la notion du temps qui passe, cela n’est pas, bien sûr, d’une grande originalité, mais je l’exprime à ma manière, à la pointe de mon burin.
En fait, comme toute activité artistique, il s’agit d’une une lente découverte de soi qui n’est pas toujours facile à décrypter.
Il n’y a pas d’Art sans contrainte.
Disons que tous ceux qui s’intéressent à cette sorte de gravure, j’entends la gravure au burin, savent que l’impossibilité, ou en tout cas l’extrême difficulté d’effacer un sillon dans le cuivre est une composante non négligeable du travail de création. Il oblige le graveur à avoir un plan bien pensé, bien construit à l’avance, l’improvisation est de ce fait assez réduite, et le rattrapage de la faute d’autant plus difficile quand l’œuvre est tout ou partie figurative.
J’aimerais insister sur la relation que j’ai avec le temps, non dans sa représentation dans les images que je présente, mais dans la conduite de mon travail.
Il se fait à deux vitesses ; l’une répond au tracé des traits alignés les uns à côté des autres à des intervalles réguliers et incarne le rythme général de l’espace de l’œuvre, l’automatisme prend le dessus, c’est un travail répétitif, le temps est celui de l’horloge… qui va s’opposer au sujet central, qui, lui, est construit dans un temps discontinu.
Cette opposition est bien visible dans la plupart de mes travaux.
Pour conclure, et j’ai bien l’âge de conclure…
J’ai vécu, à travers cette expression artistique qui m’a accompagnée ma vie durant, des moments de réflexion, sans à priori, enrichis et rythmés par ce lent travail assez répétitif de la gravure au burin.
J’ai choisi, délibérément pour m’exprimer un vocabulaire graphique assez restreint comme on a pu le constater.
Je pense aux paroles de Jean-Marie Granier qu’il a prononcées lors de mon installation à l’Académie des beaux-arts et qui résument parfaitement l’esprit de mon travail :
« Vous avez paradoxalement choisi la clarté du trait pour dire la complexité du songe et de la vision.
Atteindre à la simplicité dont vous avez le désir ne va pas de soi, à chaque instant on bute sur le réel, sa complexité et ses pièges.
Vos œuvres, qui certes ne sont pas réalistes, ne peuvent éviter d’en citer des fragments. En les traitant par accumulation, la précision aussi bien que par l’allusion, vous leur ôtez leur poids de matière pour en faire les figures de votre imaginaire, et par là celles de votre propre écriture. »
Tout est dit.
Louis-René Berge
Pour en savoir plus
Louis-René Berge a été à l'initiative de l'exposition de gravure présentée à Yerres "La gravure en mouvement du XVe au XXIe siècle"
15 septembre > 2 décembre 2012
La Ferme Ornée – Propriété Caillebotte / Yerres (Essonne), dont il existe un catalogue et dont il fut co-commissaire avec Anne Guérin.
- Louis René Berge sur le site de l'Académie des beaux-arts
- Site de l'artiste sur lequel on peut voir de nombreuses gravures.
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Prochainement sur Canal Académie, Louis-René Berge et Catherine Gillet, dialogue entre deux générations d'artistes graveurs.