"D’après, autour, avec, selon… Delacroix" avec l’artiste Pierre Buraglio
Œuvre phare des collections du musée La Cohue - des Beaux-Arts de Vannes, Le Christ sur la croix d’Eugène Delacroix vient d’être présenté à Madrid et à Barcelone en 2011 et 2012, après avoir bénéficié d’une restauration fondamentale. De retour à La Cohue, il est célébré par la ville de Vannes qui a présentè une exposition, du 16 juin au 30 septembre 2012, centrée sur deux missions essentielles du musée : la conservation-restauration des œuvres, et la création contemporaine à travers les dessins de Pierre Buraglio. Notre chroniqueur Jacques-Louis Binet, correspondant de l’Institut, a invité l’artiste à partager son expérience et son intérêt pour l’histoire de ce chef-d’œuvre romantique.
! Pierre Buraglio a bien voulu commenter en ma compagnie trois «chapitres» à propos de son exposition à la Cohue-Musée des Beaux-arts de Vannes, ouverte jusqu'à fin septembre :
- l’histoire de cette série « D’après, autour, avec, selon… Delacroix » - la place que ce peintre occupait en 1835
- l’analyse de l’huile sur toile Le Christ sur la croix.
L’histoire des dessins où Pierre Buraglio interroge l’œuvre d’un grand peintre n’est pas récente. Dès les années 1970, j’avais pu montrer dans La Chapelle de La Salpétrière, à l'exposition «Scanner et crucifixions», quatre dessins selon Le Greco, Rubens, Philippe de Champaigne et Le Tintoret. Le choix des artistes n’était pas de moi : ne connaissant de Buraglio que ses premiers travaux (« Support-Surface »), je lui avais demandé un croisillon de fenêtre où le croisement du montant vertical et horizontal pourrait évoquer une croix ; trois mois plus tard il m’apportait ses dessins. Depuis il les a multipliés, choisissant une œuvre plutôt qu’un artiste, les montrant à ses élèves et les encourageant à reprendre cette méthode à la fois d’analyse et de création.
Pour revenir au Musée de Vannes, il faut situer Delacroix lorsqu’il peint cette crucifixion en 1835. Ce n’était pas une commande, mais un tableau pour lui ou plutôt pour le Salon, où il fut exposé.
A trente-sept ans, il n’était plus un inconnu. Très marqué par Géricault (il figure couché sur Le Radeau de la Méduse), considéré déjà comme un romantique, il a peint La barque de Dante en 1822, La Liberté guidant le peuple en 1830, Le Massacre de Scio en 1824, et, en 1827, Le Massacre de Sardanapale. En 1832 il a connu, au Maroc, la lumière du Midi.
Buraglio n’a pas choisi d’analyser cette toile : c’est une commande du conservateur du musée, Marie-Françoise Le Saux, qui désirait une nouvelle interprétation d’un peintre contemporain après la récente restauration du tableau.
Comment Pierre Buraglio a-il-redessiné ces six variations du Christ sur la croix « d’après, autour, avec, selon Delacroix » ? Par des mises à plat géométriques, une étude de la couleur et une mise en valeur de l’échelle[[Pierre Buraglio, d’après…Delacroix et autres maîtres, La Cohue-musée des Beaux-Arts de Vannes, éditions Apogée, 2012]].
L’échelle, Buraglio y tient beaucoup et il rappelle, ici, celle qu’il a dessinée pour Christian de Portzamparc, à la croix Sainte-Claire, Porte de Pantin.
Pour les couleurs, seulement deux, un noir « modulé » et un rouge carmin-vermillon, « établissant une moyenne avec les rouges de la toile ».
Dans la mise à plat géométrique, il redessine, sur un calque, les lignes de force de la toile, c’est-à-dire les lignes des trois croix et de l’échelle. En collaboration avec l’atelier Frank Bordas, il soumet ce dessin à l'ordinateur, à l’analyse numérique pour les faire imprimer, et redessiner quelques-unes de variations. Il fait ainsi apparaitre, par le jeu des ombres, l’espace environnant, qui n’est plus soumis à la perspective, mais s’inscrit dans plusieurs directions, ayant chacune leur propre orientation, leur propre mouvement.
En haut, au tiers du tableau, la tache claire du Christ crucifié, serein, apaisé, sur un éclaircie du ciel. Lui répond, plus bas, la masse sombre, immobile, pétrifiée de la Vierge, enfermée dans un silence douloureux. A droite, au deuxième tiers du tableau, la croix du bon larron, dont un pied n’a pas encore été cloué, dont la bouche semble encore ouverte et la main droite appelle, interpelle.
Au sol, poitrine ouverte, les mains jointes, Marie-Madeleine, robe défaite, dont le rouge strident éclaire toute la toile pour se perdre au second plan sur un autre vêtement. A l’extrémité droite, la pointe de l’épée du centurion est dirigée vers le regard de Marie-Madeleine, alors que l’échelle va être mise en place, le deuxième larron portant sa croix restant encore à l’extrême gauche.
Sérénité du Christ, silence fermé de la Vierge, révolte du premier larron, délire de Marie-Madeleine, agitation désordonnée du centurion ou, autour de l’échelle et de la préparation de la troisième croix, aux deux bords de la toile, dualité du sol qui monte de droite à gauche pour se rabattre sur la droite, au deux tiers de la toile : autant de perspectives disjointes, de variations de l’environnement, qui se voient englobées, entre les deux croix, dans un espace qui sera, comme l’a montré Pierre Schneider chez Géricault, celui de l’art moderne, une esquisse de l’infini, une ébauche d’un ciel abyssal comme celui des absides byzantines.
Ce traitement de la couleur, ce mélange des formes Delacroix ne les oubliera pas. Quinze ans plus tard, à Anvers le 10 août 1850, devant Le coup de lance, il redécouvre, réapprend sur le même sujet et note dans son calepin « les dégradés, les demi-teintes » de Rubens ainsi que « cette grappe sublime de l’échelle, des pieds du larron, des jambes du soldat, de la cuirasse foncée avec son luisant qui relève le tout. » Il n’oubliera pas, non plus, en 1860, d’écrire au Ministre pour lui signaler que sa crucifixion «placée dans une chapelle obscure et humide se trouve menacée d’une destruction complète si cette situation se prolonge».
Pierre Buraglio n’oublie rien non plus : depuis des années, il continue, face aux tableaux qui l’interpellent, sa série de dessins « d’après, autour, avec, selon… »[[Pierre Buraglio et Paul Vert Pierre Buraglio d’après, autour, avec, selon ..à Nancy, Péristyles, 39, Juin 2012.]]. Il en a montré un autre, Mise au tombeau, d’après Grünewald, le 14 septembre 2012[[Pierre Buraglio, Adèl Abdessemed, Vladimir Vélickovic, Gérard Titus-Carmel, Autour du retable de Mathias Grünewald, Journée du livre de l’Académie nationale de médecine.
Texte de Jacques-Louis Binet
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